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Crime

Les chantiers délirants du Golfe menacent les travailleurs immigrés

Les villes du Moyen-Orient semblent toutes s'être inspirées d'utopies futuristes, le modèle social lui reste archaïque.

Cet article a d'abord été publié sur le site de VICE.

Fin avril, les travaux de construction du plus haut gratte-ciel du monde ont débuté. Cette tour d'un kilomètre de haut dominera les plaines de Djeddah. Elle sera trois fois plus grande que la Tour Eiffel et 180 mètres plus haute que la Burj Khalifa de Dubaï, qui détient actuellement le record.

La Kingdom Tower - une appellation assez floue mais qui semble justifier un building de cette envergure - est une source de fierté nationale, une opportunité pour l'Arabie Saoudite et son Prince Al-Walid (l'instigateur du projet et un des hommes les plus riches du Moyen-Orient) d'affermir la présence du pays sur la scène internationale. Ce bâtiment constitue également le point d'orgue de l'ensemble des constructions du Golfe depuis 20 ans, qui sont généralement inspirées par des oeuvres de science-fiction.

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Les villes du Moyen-Orient semblent toutes s'être inspirées du film Blade Runner - l'aspect dystopique en moins. En 2005, Syd Mead, le dessinateur qui a inspiré le chef d'oeuvre de Ridley Scott, s'est rendu dans la région et a rencontré la famille royale du Bahreïn afin de discuter de projets de buildings. Malgré sa dimension patriotique, la Kingdom Tower est une création entièrement américaine. Dessinée par le cabinet d'architectes de Chicago Smith & Gill, la tour est inspirée de la pensée du génie Frank Lloyd Wright, qui avait imaginé une tour d'un kilomètre et demi de haut surnommée The Illinois. Les ingénieurs présents en Arabie Saoudite ont malheureusement dû revoir cette ambition à la baisse à cause de la relative instabilité du terrain proche de la mer Rouge.

Selon Sophia Al Maria - une artiste et écrivaine d'origine saoudienne - ce projet est une nouvelle preuve de la concurrence futile qui existe entre les pays du Golfe, qui cherchent tous à être vus comme extrêmement modernes en laissant de côté des projets socialement utiles.

Al Maria a inventé l'expression « gulf futurism » [futurisme du Golfe], qui est maintenant utilisée pour désigner l'aspiration de toute une génération de dirigeants à développer des projets sous l'influence des jeux vidéos et des blockbusters hollywoodiens. Pour Al Maria, cette expression désigne avant tout l'obligation pour les individus de la région de s'accommoder des nouvelles pratiques de consommation ostentatoires qui sont devenus le modèle prédominant.

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Lorsque nous nous sommes rencontrées le mois dernier, elle a déclaré : « Ma famille est d'origine bédouine. Je connais très bien la face cachée de cette opulence […] il y a un gouffre entre l'image que les gens ont des pays du Golfe, aux constructions hyper-modernes, et la réalité, qui est celle de pays avec des populations très pauvres qui survivent au pied de ces immeubles. Le Qatar et l'Arabie Saoudite sont deux des pays les plus riches au monde, mais la richesse n'est absolument pas distribuée équitablement au sein d'une population locale délaissée. »

Modélisation de la Kingdom Tower. (Image via Flickr)

Le respect des droits de l'Homme en Arabie Saoudite est une notion toute théorique. Depuis novembre dernier, 250 000 travailleurs immigrés ont été arrêtés et expulsés pour violation du code du travail, alors que ce même code est la pierre angulaire d'un système qui génère de multiples violations aux droits de l'Homme. Human Rights Watch a envoyé une lettre à Barack Obama en février dernier et lui a demandé de discuter du problème avec le roi Abdallah lors de sa visite en mars. Vu que le sujet n'a pas été abordé, j'imagine que le président américain a ignoré cette missive.

Après avoir interrogé de nombreux travailleurs ayant été expulsés du pays, les ONG ont découvert que ces immigrés - surtout des Indiens, des Pakistanais et des Népalais - avaient également été privés d'eau et de nourriture. Les restrictions mises en place par le gouvernement empêchent de connaître précisément les conditions de travail sur le terrain.

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Malgré toutes ces dérives, il paraît évident que des travailleurs immigrés seront employés pour la construction de la Kingdom Tower.

Adam Coogle, un expert de Human Rights Watch, m'a expliqué que « chaque construction importante en Arabie Saoudite emploie de nombreux immigrés. » Il a ajouté : « Je ne serai pas surpris que la construction de la Kingdom Tower soit uniquement l'oeuvre d'immigrés. »

Après avoir tenté de joindre Kingdom Holdings - la société du Prince Al-Walid ben Talal - et laissé trois messages et deux emails, je ne sais toujours pas quelles seront les règles en vigueur sur le chantier de la Kingdom Tower.

La Burj Khalifa. (Photo via Flickr)

Si les standards de Dubaï en terme de respect des travailleurs - notamment lors de la construction de la Burj Khalifa - doivent se perpétuer dans les pays du Golfe, l'avenir s'annonce sombre. En 2004, des milliers de travailleurs avaient manifesté devant le ministère du Travail contre les conditions inhumaines dans lesquelles ils étaient forcés de vivre et de travailler. Ils avaient fini par être dispersés par la police et menacés d'être renvoyés dans leurs pays.

Cet événement a été suivi par une succession de protestations sporadiques qui ont culminé en 2005, année des plus grandes manifestations de travailleurs dans l'histoire des Émirats Arabes Unis, et en 2006, lorsque 2 500 travailleurs se sont rebellés sur le site de la Burj Khalifa. Quatre personnes sont mortes pendant sa construction, et une autre personne s'est suicidée dix mois plus tard en sautant du 147ème étage de l'immeuble après que son patron lui ait refusé une semaine de congé. Le salaire tournait autour de 3 euros par jour pour 12h de travail quotidien, six jours sur sept.

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On peut ajouter à cela les 400 Népalais décédés sur les chantiers de la Coupe du monde de football 2022 au Qatar (même si ces chiffres sont remis en cause par l'organisation qui les aurait livrés au Guardian), et certaines voix s'élèvent pour insister sur le fait que ce chiffre pourrait s'élever à 4 000 lorsque la cérémonie d'ouverture aura enfin lieu (le directeur de la communication et des relations avec la presse du comité d'organisation qatarien a réfuté ces chiffres, et un directeur adjoint de la FIFA a promis que des contrôles imprévus auraient lieu sur place pour s'assurer du respect des droits des travailleurs).

La Grande Mosquée de la Mecque, entourée par des immeubles en construction. (Photo by Meshal Obeidallah)

L'histoire la plus choquante de ce développement urbain incontrôlé est peut-être l'actuelle destruction de l'antique ville de La Mecque : les maisons de la femme du prophète Mahomet et de son petit-fils ont déjà disparu.

Pour reprendre les propos de Irfan al-Alawi, le directeur d'une fondation britannique spécialisée dans la défense de l'héritage islamique, ces sites sacrés sont anéantis pour faire de la place « à des nouveaux hôtels cinq étoiles. » Il est logique que la Kingdom Tower - futur centre saoudien du luxe - soit décrite par son comité de direction comme un symbole du rôle de Djeddah comme porte d'entrée vers La Mecque.

Alors que les architectes essaient d'adapter les bâtiments aux conséquences inévitables du réchauffement climatique, la course pour la construction de l'immeuble le plus haut semble d'un autre temps - une sorte de concours de préadolescents qui réunit Dubaï et l'Arabie Saoudite, alors que les autres pays du monde utilisent leur énergie pour produire des innovations utiles.

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« 90% des vidéos qui encouragent les investissements dans le Golfe tournent autour de ce thème : un voyage du passé vers le futur, m'a expliqué Al Maria. Il existe même une émission pour enfants qui montre des gamins téléportés en 2030. Ils évoluent entre des immeubles encore plus gigantesques grâce à des trains volants.

Il n'y pas aucune place pour la réalité et les besoins basiques de la population. Les amours de jeunesse dans les pays du Golfe sont tous liés à la technologie ; le téléphone est un medium indispensable. Il y aussi le côté artificiel des paysages - chaque arbre est planté, il n'y a aucune place pour le hasard. Lorsque vous vous rendez dans le désert, il pleut - et tout est recouvert d'herbe verte et de fleurs jaunes et pourpres. Cet aspect dystopique émerge d'une déconnexion complète avec la réalité. »

Une video de promotion pour la Kingdom Tower.

Rien n'est plus éloigné de la réalité que la plateforme d'observation de la Kingdom Tower, son hôtel luxueux et ses appartements hors de prix, qui occupent la majeure partie de la tour. Sur cette vidéo promotionnelle, on peut admirer la vue depuis un bateau de pêche traditionnel, une façon pour les promoteurs de dire « Regardez le chemin qu'on a parcouru ! » sans avoir besoin de l'écrire noir sur blanc.

Mais quel est le prix à payer pour cette évolution ?

Alors que des immeubles toujours plus grands sont bâtis au détriment de travailleurs réduits au silence, alors que des immigrés sont exploités au profit des plus riches, alors que ses propres habitants luttent pour survivre, l'Arabie Saoudite et les rêves démesurés des pays du Golfe ne sont rien de plus qu'une illusion.

Suivez Nathalie Olah sur Twitter @NROlah