(Photo par Matthieu Jublin / VICE News)
« Ils n'ont pas le temps ! Ils ont un jour pour tout acheter. On ne les voit que cinq minutes, et il faut vendre le plus possible. » Derrière leur étal des Galeries Lafayette, les deux vendeurs de cette enseigne de luxe décrivent le flot de touristes chinois qui, chaque jour, viennent faire du shopping dans le grand magasin le plus connu de Paris.Emplettes en main, ces groupes de touristes attendent ensuite le car qui les conduira à la prochaine étape de leur séjour en France. Cette attente de quelques minutes est un répit dans leur contre-la-montre touristique. Elle a lieu sur un côté de l'immeuble des Galeries Lafayette, sur un trottoir spécialement aménagé pour accueillir le ballet ininterrompu de cars pour touristes. Cette attente, c'est aussi le moment choisi par un petit groupe de femmes pour tenter de distribuer un journal bien particulier.Ce journal s'appelle The Epoch Times. Il est interdit en Chine. Dans ses pages, on y trouve des articles sur l'actualité française, internationale ou chinoise, mais aussi beaucoup d'articles sur un mouvement religieux peu connu en France : le Falun Gong.***Le Falun Gong — aussi appelé Falun Dafa — est un mouvement spirituel difficilement classable selon les standards occidentaux. Considéré à la fois comme une religion et comme une technique de respiration, il est semblable aux pratiques de gymnastique traditionnelle chinoises — les « qigong », semblables au Tai Chi. Le Falun Gong a été créé en 1992 par Li Hongzhi. Alors qu'il avait environ 40 ans, Li Hongzhi s'est mis à sillonner la Chine en faisant la promotion de son nouveau mouvement spirituel, dont les trois principes sont : « Vérité, Bonté, Patience ».Dans les grandes lignes, « Maître Li » expliquait que chacun pouvait améliorer son développement physique et spirituel avec cette série de cinq mouvements simples, mais aussi en « cultivant son Falun ». Le Falun, lit-on sur le site officiel du mouvement, est « une entité rotative, intelligente, composée de matière de haute énergie ». On y apprend également que « Le Falun que Maître Li implante dans le bas-ventre du pratiquant dans d'autres dimensions tourne constamment, 24h sur 24. »La traduction littérale de Falun Gong est « Méthode de la Roue de la Loi ». Une courte vidéo, publiée par le Centre d'information du Falun Dafa, en donne un aperçu.Si le journal distribué aux touristes chinois devant un grand magasin parisien parle autant du Falun Gong, c'est parce que la plupart des personnes qui travaillent pour ce média d'opposition le pratiquent. Le Falun Gong est interdit en Chine depuis la fin des années 1990. Il est considéré comme une secte là-bas. En France, la Miviludes, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, a estimé que le Falun Gong n'était pas assimilable à une secte.À son apparition, au début des années 1990, le pouvoir chinois s'accommodait bien de ce mouvement, qu'il voyait comme une pratique de gymnastique plutôt saine. Mais, devant le succès florissant de cette pratique, qui a réuni entre 70 millions et 100 millions d'adeptes, suivant les estimations, le président de la République populaire de Chine d'alors, Jiang Zemin, décide en juillet 1999 de l'interdire, par peur de sa capacité de mobilisation. Avant son interdiction, le Falun Gong aurait compté plus de membres que le Parti communiste chinois lui-même.***Devant les Galeries Lafayette, en cette fin d'après-midi de mai, quatre femmes distribuent bénévolement le journal The Epoch Times aux centaines de touristes qui sortent sans interruption du bâtiment. Parmi eux, très peu osent attraper le journal, dont la une est barrée d'un gros titre en caractères chinois annonçant que « 23 millions de personnes ont quitté le Parti communiste chinois ».Zhang Huimin fait partie de ces quatre bénévoles. Le journal est gratuit mais elle ne parvient à en donner que très peu. Et quand les touristes ne l'éconduisent pas d'un geste de la main, ils lui font part de leur profond désaccord, ou de leur incompréhension. Zhuang Huimin leur répète plusieurs fois qu'en Chine, « ils n'ont pas le choix » et qu'il faut un « nouveau leader ». Plusieurs touristes lui rétorquent qu'ils ne sont « pas d'accord » ou qu'ils n'ont « pas le droit d'en parler ». Zhuang vient plusieurs fois par semaine, « après [son] travail de femme de chambre » dans un hôtel parisien, lâche-t-elle. Des quatre bénévoles, c'est elle qui parle le mieux le français, mais elle est peu bavarde. Tout juste admet-elle que distribuer un journal à des gens qui n'en veulent pas, « ce n'est pas facile ». Quelques jours plus tard, devant les Galeries, on retrouve Li Ming Yu, une autre bénévole, qui s'échine à donner quelques exemplaires.Elles sont une petite vingtaine de femmes à se relayer ainsi, toute la semaine.On décide de montrer le journal aux touristes chinois qui font leur shopping et de leur demander nous-même ce qu'ils en pensent. La plupart refusent de nous parler en voyant le journal dans nos mains. Trois personnes acceptent finalement de répondre à nos questions sous couvert d'anonymat. Le premier, âgé de 75 ans, est membre du Parti communiste chinois. « Ce journal et le Falun Gong sont soutenus par les États-Unis. Ils pratiquent la subversion, » estime-t-il. « Ce mouvement est une hérésie, les Chinois ne l'aiment pas ».Un jeune chinois de 18 ans estime pour sa part que ce qui est écrit dans le journal n'est « pas entièrement vrai ». Même s'il dit connaître assez peu le Falun Gong, il pense qu'il n'est pas autorisé « car il va contre le gouvernement ». La conversation tourne court car sa mère, nous voyant discuter, lui demande de revenir vers elle.La personne la plus prolixe n'est pas un touriste, mais un des guides chinois. Il nous dit que pour lui, le contenu de The Epoch Times est « faux à 90 pour cent ». Il qualifie également le Falun Gong « d'hérésie », ajoute que ce n'est pas une religion mais un « groupe politique ». Il trouve d'ailleurs logique que les touristes n'acceptent pas de toucher ce journal. « S'ils le ramènent en Chine, il peut y avoir la censure, »lance-t-il. « Ce n'est pas interdit d'en parler, c'est interdit de prendre le journal. »***On se rend ensuite au siège de l'édition française de The Epoch Times, dans le XIIIe arrondissement de Paris. Son directeur, Zhaozhen Hu, ouvre la porte de leur petite rédaction, composée de quelques pièces, presque vides, et d'une cuisine. « Les six journalistes travaillent surtout de chez eux, » explique M. Hu.Il raconte la genèse du journal. Quand le Falun Gong est né, M. Hu vivait en France depuis plusieurs années. Il découvre le mouvement en 1995 lorsque Maître Li se rend en France pour donner une conférence.« Ensuite, jusqu'à l'interdiction de 1999, je pratiquais le Falun Gong comme d'autres pratiquent le Tai Chi. Je n'ai pas compris la répression, » poursuit-il. « Autour de l'année 2000, les RG et la DST [ndlr, les deux services de renseignement français qui ont depuis fusionné pour créer la DCRI], qui suivaient nos activités, nous ont conseillé de fonder une association pour nous défendre. C'est comme cela qu'est née l'association française du Falun Gong. »The Epoch Times a vu le jour à New York, en 2000. Deux ans avant, en 1998, Li Hongzhi, le fondateur du Falun Gong s'installe aux États-Unis pour y devenir résident permanent. Il vit toujours là-bas et ne peut pas rentrer en Chine.« L'édition française est née après, en 2001, » poursuit M. Hu. Aujourd'hui, il est présent dans 30 pays et est traduit en 12 langues. Il est distribué à 20 000 exemplaires à Paris, chaque semaine. À l'échelle mondiale, il est diffusé à 2 millions d'exemplaires chaque semaine. » Distribuée gratuitement, la version française de The Epoch Times est financée par la vente d'espace publicitaires. Parmi les annonceurs on trouve des agences immobilières, des commerces, etc.Le Falun Gong se voulait apolitique à ses débuts. Mais The Epoch Times, sa principale voix, est devenu un média d'opposition politique de premier plan à l'extérieur de la Chine, notamment auprès des diasporas implantées dans les pays occidentaux. Aujourd'hui, M. Hu l'assure, « Tous les méfaits du régime chinois sont dans le journal. » En particulier ceux qui concernent le traitement réservé aux pratiquants du Falun Gong en Chine. « Nous sommes en contact avec les victimes qui ont fui, » affirme-t-il. « Elles sont en sécurité une fois parties, mais nous, nous ne pouvons pas rentrer en Chine pour voir nos familles. Là-bas, tous les médias sont manipulés par les communistes, » estime-t-il.***Pendant et après notre venue à la rédaction française de The Epoch Times, nous avons été mis en contact avec plusieurs pratiquantes du Falun Gong dont les familles, restées en Chine, seraient persécutées. Nicole, 36 ans, est l'une d'entre elles. Sa mère, en ce moment en prison en Chine, devrait être libérée ce mois-ci. « Depuis 1999, ma mère a été détenue de nombreuses fois, » raconte Nicole, qui travaille aujourd'hui pour la chaîne de télévision NTDTV (New Tang Dynasty TV), l'équivalent télévisuel du journal The Epoch Times, également interdite en Chine.Nicole raconte également que sa mère, lors d'un de ses séjours en détention, est « entrée en grève de la faim » et a dû « être nourrie de force, attachée sur une table en forme de croix. » Nicole n'est pas la seule à avoir exprimé de telles accusations. Il existe peu de documentation fiable sur cette répression. Un rapport du Conseil économique et social de l'ONU évoque ces traitements, ainsi qu'un rapport d'Amnesty international. Le Parlement européen a même condamné ces pratiques, dans une résolution de décembre 2013.Dans les pages de The Epoch Times, le gouvernement chinois est également accusé d'avoir volé des dizaines de milliers d'organes à des prisonniers qui pratiquaient le Falun Gong. Si aucun chiffre n'est vérifiable pour quantifier cette pratique, de nombreux témoignages alimentent les allégations.Dans leur résolution, les députés européens ont également condamné ces vols d'organes en se basant sur les travaux de David Kilgour, un ancien secrétaire d'État du Canada pour la région Asie-Pacifique, et de David Matas, un avocat spécialisé dans la défense des droits de l'homme. Après avoir recueilli plusieurs témoignages concordants sur des faits datés de 2000 à 2005, ces derniers ont « conclu que le gouvernement de la Chine et ses agences dans de nombreuses régions du pays […] ont mis à mort un grand nombre inconnu de prisonniers de conscience du Falun Gong. Leurs organes vitaux, y compris le coeur, les reins, le foie et les cornées ont été prélevés en même temps sans leur consentement pour la vente à gros profits, parfois aux étrangers qui normalement doivent faire face à de longues attentes […]. »Le rapport de MM. Kilgour et Matas, s'il ne chiffre pas le nombre de victimes, donne du crédit aux allégations qui accusent la Chine d'avoir enfermé des centaines de milliers de pratiquants du Falun Gong et d'avoir illégalement prélevé les organes de dizaines de milliers d'entre eux. La Chine a toujours dénoncé les conclusions de ce rapport et rejeté ses éléments de preuve.
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