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Crime

Les enfants de l’Enfer : grandir dans la guerre des cartels de Juárez

Ciudad Juárez est une ville meurtrie, qui commence à peine à se remettre d’une sanglante guerre des cartels qui a jonché les rues de la ville de cadavres entre 2007 et 2012.
Des enfants jouent à Ciudad Juárez. (Photo par Jorge Cuevas/VICE News)

Cet article a d'abord été publié dans l'édition mexicaine juin/juillet de VICE Magazine.


« Bonjour, je m'appelle David », dit le jeune garçon, d'un ton ironique. « Motherfucker », ajoute-t-il, causant l'hilarité de ses petits camarades.

David a neuf ans, les cheveux très courts et un t-shirt découpé. Il vit à Ciudad Juárez — une ville mexicaine à la frontière des États-Unis qui a eu le triste honneur d'être couronnée « la ville la plus dangereuse du monde » de 2008 à 2010.

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Quand on commence à lui parler de son quartier, ou « barrio », David cesse de faire le clown. Il nous explique que la vie était « dure », et qu'il se sent « mal » à cause des choses qu'il a vues. « Quoi, par exemple ? » je lui demande. « Quand ils ont tué mon père », me répond-il, d'une traite.

David raconte comment son père a été abattu alors qu'il partait au travail. Il ne sait pas pourquoi. « J'y pense toujours », dit-il. « Pourquoi ils l'ont tué ? »

Le pire, c'est la nuit. David nous dit qu'au moins deux fois par semaine, il fait des cauchemars dans lesquels les gens se font tuer. Il se réveille effrayé, triste et en sueur — les symptômes classiques du trouble de stress post-traumatique (TSPT).

« Je voudrais une vie nouvelle, différente. Où je peux vivre avec ma famille, mon père », dit-il doucement. « Quand je serai plus grand, je n'ai pas envie d'être triste. Je veux être joueur de foot. »

Juárez est une ville meurtrie, qui commence à peine à se remettre d'une sanglante guerre des cartels qui a jonché les rues de la ville de cadavres entre 2007 et 2012. En 2012, l'année la plus sanglante jamais enregistrée, il y avait huit meurtres par jour.

Après trois ans en tête du classement des villes les plus dangereuses au monde, suivis d'un an en seconde place, Juárez a enfin quitté le classement en 2012. Le gouvernement attribue cette baisse aux efforts de l'État en matière de sécurité. Pour d'autres, ce nouveau calme est attribuable à la victoire du cartel de Sinaloa, dirigé par El Chapo Guzmàn, contre le cartel de Juárez.

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Mais cette baisse de la violence a surtout rendu plus visibles les effets secondaires de cette violence.

« Nous avons beaucoup d'enfants qui sont très meurtris, qui ont de la rancoeur, qui sont en colère, et aujourd'hui nous avons des adolescents qui commettent des crimes avec des retombées considérables », explique José Luis Flores, le directeur de l'organisation Network for Children's Rights [Réseau pour les Droits des Enfants], à Ciudad Juàrez. « Aujourd'hui on commence à avoir une génération entière [qui souffre] de stress post-traumatique et dont personne ne s'occupe. »

Selon Flores, environ 200 000 enfants ont connu ces années de violences, et 14 000 enfants ont perdu au moins un parent. De nombreux enfants ont vu des proches, amis ou autres se faire abattre devant eux.

« Pendant la guerre des cartels, [les habitants de Juárez] étaient constamment traumatisés », explique Kathleen O'Connor, professeur adjointe à l'école de sciences infirmières de l'université Texas El Paso (UTEP). « Ils tombaient sur des fusillades et des corps dans la rue. Et tout le monde avait peur de quitter la maison. »

O'Connor, qui a publié quatre études sur le stress post-traumatique au sein de la population adulte de Juárez, dit qu'elle n'a encore lu aucune étude sérieuse sur le même syndrome chez les enfants.

Tout au long de ses recherches, O'Connor a entendu parler de meurtres, de tortures, d'extorsions, d'enlèvements et de disparitions. Elle a même inventé l'expression « narco-traumatisme » pour décrire les troubles psychologiques engendrés par les violences liées à la guerre des cartels. Elle explique qu'être témoin d'une série d'incidents sur une longue période peut engendrer un traumatisme chronique — ce qui contraste avec la perception classique du TSPT comme étant déclenché par un seul incident.

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« Les enfants qui ont subi ce traumatisme auront tout une série de problèmes à l'âge adulte si l'on ne fait rien », explique-t-elle. « Et eux [le gouvernement] en gros, ne font rien. »

La ville d'El Paso, aux États-Unis, est séparée de Juárez par un grillage, une petite rivière et quelques ponts. El Paso se vante d'être l'une des villes les plus sûres des États-Unis, en contraste avec sa voisine du côté mexicain.

Depuis son bureau, le docteur O'Connor peut voir le barrio Felipe Ángeles, le quartier dangereux à l'ouest de Juàrez, où vit David. Les routes poussiéreuses du barrio, elles, offrent une vue sur le campus intact d'UTEP.

Le quartier Felipe Ángeles est l'un des barrios les plus dangereux de Ciudad Juárez. (Photo par Jorge Cuevas/VICE News)

Dans un centre éducatif à Ángeles, quatre filles pré-adolescentes sont assises à une table. Je demande à Diana, 12 ans, si elle aime le quartier. « Non, mais qu'est ce que ça change ? » me répond-elle.

Les filles me racontent ensuite un incident qui les a beaucoup marquées — le meurtre d'une personne dans leur école primaire. « Je n'ai pas tout vu », dit Diana, avant de changer de sujet.

Ce n'est pas le seul exemple de la violence qui a marqué Diana. Son père a été tué lorsqu'elle avait sept ans. Comme David, elle ne sait pas pourquoi. Comme David, ces années de terreur continuent à affecter sa vie à ce jour.

« J'ai toujours peur », dit-elle. « Je ne me sens pas du tout en sécurité. Quand je marche, j'ai toujours peur de me faire kidnapper. »

Daniela, surveillante au centre Felipe Ángeles, est également assise à la table. Elle travaille pour l'OPI — Independent Popular Organization — un groupe qui organise des activités périscolaires gratuites dans les quartiers dangereux de la ville. Daniela organise des activités pour occuper les enfants et pour éviter qu'ils ne tombent dans la criminalité. Parfois ils chantent, parfois ils font des arts plastiques — toute activité qui ne coûte pas trop d'argent.

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Chaque jour, Daniela voit les cicatrices laissées par la guerre des cartels sur le visage des enfants qui fréquentent le centre.

« Je le vois sur les enfants, ils portent en eux le reflet de toute la violence qui a eu lieu ici », dit-elle. « Ils portent en eux les conséquences de tout ce qui est arrivé. »

L'adolescence de Diana — qui a aujourd'hui 22 ans — a été marquée par le meurtre de ses amis et l'enlèvement d'un de ses cousins. Elle a ses propres cicatrices.

« Je sors un peu plus aujourd'hui. Avant, je ne sortais jamais, je n'allais pas faire la fête. Quand j'étais adolescente, je passais tout mon temps enfermée dans la maison à cause de la violence », dit-elle. Les filles à ses côtés baissent les yeux. « Je n'allais même pas au cinéma parce que j'avais peur de me faire enlever ou tuer. »

Même avant que Juárez ne battent son triste record, la ville avait déjà une réputation de violence. Dans les années 1990, la ville est devenue célèbre pour ses multiples disparitions et meurtres de femmes — ou fémicides.

Les autorités mexicaines ne semblent pas prêtes à affronter les conséquences de ces années de violence. Lorsque le président Enrique Peña Nieto a mené sa première visite officielle à Juárez en janvier 2015, en compagnie du gouverneur de l'État de Chihuahua, César Duarte, il a décrit Juárez comme un exemple du succès de la lutte contre la criminalité au Mexique.

« Certaines villes, et Ciudad Juárez en particulier, ont changé depuis deux ou trois ans », a-t-il dit, ajoutant que le nombre de meurtres avait baissé au niveau local et national. Les chiffres ont depuis augmenté.

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Quelques mois après la visite du président, la ville a à nouveau fait les unes de la presse mexicaine, lorsque cinq enfants âgés de 12 à 15 ans ont torturé et tué un enfant de six ans lors d'une partie de « secuestro » (enlèvement).

« C'est un État qui dit, à Juárez, "il ne s'est rien passé " », note Catalina Castillo, directrice d'OPI. Castillo souligne l'inaction du gouvernement et explique qu'une organisation comme la sienne n'a qu'un budget très restreint. « Ils ne veulent pas s'occuper des cœurs brisés de nos enfants. »

À 18 heures, la salle commence à se vider. Il ne reste bientôt plus qu'Alejandro, 11 ans.

« Mon père est mort. Enfin, il est parti au travail, une voiture est venue et ils ont tiré sur la camionnette dans laquelle il se trouvait », explique-t-il. Alejandro avait six ans à l'époque et dit qu'il a vu plusieurs autres meurtres depuis.

« Je me sens mal, triste, aujourd'hui. J'y pense chaque jour de la semaine. Je rêve de lui toutes les nuits », ajoute-t-il. Je lui demande de quoi d'autre il rêve. « De bagarres, de fusillades. Rien d'autre. »


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