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FRANCE

Les gens du voyage ne veulent plus être des « étrangers de l’intérieur »

Obligatoire pour tous les gens du voyage, le livret de circulation est jugé hautement discriminatoire et est vivement critiqué. Il pourrait disparaître prochainement.
Une aire d'accueil des gens du voyage à Saint-Ouen l’Aumône. (via Wikimedia Commons / Akiry)

Ils ont le sentiment d'être des « étrangers de l'intérieur ». Des étrangers dans leur propre pays. C'est ce qu'expriment les gens du voyage que nous avons rencontrés quand ils parlent du titre de circulation, une pièce d'identité spéciale.

Ce document administratif, unique en Europe, est délivré depuis plus d'un siècle aux « gens du voyage », c'est-à-dire des citoyens français qui ne vivent pas dans une résidence fixe. Jugé hautement discriminatoire, le document est aujourd'hui en sursis.

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Une proposition de loi, intégrée sous forme d'amendement au projet de loi « Égalité et citoyenneté », prévoit de le supprimer. Ce projet de loi, présenté en première lecture à l'Assemblée nationale en juin 2015, sera étudié par le Sénat au mois d'octobre.

Le livret de circulation est obligatoire pour tous les gens du voyage, dès l'âge de 16 ans. Tous les ans, les titulaires de ce document doivent se rendre au commissariat ou à la gendarmerie pour le faire viser, sous peine d'une contravention. Il doit aussi être prorogé tous les cinq ans à la préfecture.

« On dirait qu'on pointe, qu'on est en sursis », nous confie Robin, qui a installé sa caravane sur une aire d'accueil en région parisienne depuis une vingtaine d'années. « On dirait qu'on n'est pas en France. Ce n'est pas ça la vie. »

Un épisode notamment l'a particulièrement marqué. « Une fois, j'ai dépassé la date pour faire viser mon livret de trois jours. J'ai eu un PV de 5 000 francs [NDLR, environ 450 euros]», nous raconte-t-il. « J'ai contesté le PV et je suis allé au tribunal. Mais la policière avait oublié de cocher une case et le PV n'était pas valable. Je n'ai pas eu à le payer. »

Ce document, qui crée un statut d'exception, est loin d'être récent. Ses origines remontent à 1912, année où est promulguée une loi pour réglementer la circulation de ceux qui sont alors qualifiés de « nomades ».

Celle-ci institue un carnet anthropométrique d'identité, qui recueille des caractéristiques physiques, une photographie, ainsi que les empreintes digitales de toute personne de plus de treize ans.

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Dans une délibération en 2007, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE) notait que « ce dispositif, directement inspiré des méthodes d'identification élaborées par les criminologues, assimilait ostensiblement [les gens du voyage] à des délinquants ».

Ces carnets ne seront supprimés qu'en 1969, pour être remplacés par les « livrets de circulation ». Dans une nouvelle loi, trois types de livrets sont créés, plus ou moins contraignants selon les ressources de la personne. Le texte met aussi en place l'obligation d'une commune de rattachement. Le titre de circulation ne peut être délivré à une personne que si celle-ci est rattachée à une commune, ce qui lui permet d'exercer ses droits et ses devoirs civiques comme le vote ou le service militaire. Mais un quota limite le nombre de personnes titulaires de ces titres à 3 pour cent de la population municipale.

L'ensemble de ces mesures sont vivement critiquées au niveau national mais aussi européen. En 2012, le Conseil constitutionnel conclut que certaines dispositions « portent à l'exercice de la liberté d'aller et de venir une atteinte disproportionnée au regard du but poursuivi ». Sans remettre en cause l'existence même des titres, l'avis du Conseil supprime les « carnets de circulation », les plus contraignants, et généralise les « livrets de circulation ».

Deux ans plus tard, le Conseil d'État juge qu'il est justifié d'obliger le port d'un titre de circulation mais considère que les amendes portent une « atteinte disproportionnée » à la liberté de circulation, « garantie par l'article 2 du quatrième protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) ». Il ordonne au Premier ministre de les supprimer dans un délai de deux mois.

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La France est aussi condamnée en 2014 par le Comité des droits de l'homme des Nations unies, pour ne pas respecter le principe de libre circulation.

« Ce n'est pas si simple d'abroger la loi de 1969 », nous explique l'un des auteurs de la nouvelle proposition de loi, Dominique Raimbourg, député PS de Loire-Atlantique. « Elle définit administrativement une catégorie de population, les « gens du voyage ». Elle leur réserve certains avantages. Mais elle est aussi évidemment extrêmement discriminatoire. »

Aujourd'hui, selon lui, ce constat ne fait plus débat. « La suppression des titres de circulation, qui est l'un des volets de la proposition de loi, a été votée à l'Assemblée nationale à l'unanimité », assure-t-il. « Elle est assez attendue, c'est symbolique. C'est un retour dans la légalité républicaine. »

Enfant de la France

Pour Eugène Daumas, président de l'Union française des associations tsiganes (UFAT), c'est le résultat de 35 ans de militantisme. Le livret de circulation « [lui] a toujours pesé », nous confie-t-il. « Comment peut-on se focaliser sur une population qui est en France depuis 600 ans et dire qu'il faut les surveiller tout le temps ? », lance-t-il. « Mon père était chef de section dans le maquis pendant la Seconde Guerre mondiale. Mon frère et moi, on a fait l'armée. Toute ma vie j'ai travaillé, j'ai été salarié. Mais on ne me reconnaît pas comme un enfant de la France. »

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Même symbolique, si elle est votée, l'abrogation du statut d'exception des gens du voyage leur simplifiera la vie. « Certains ne savent pas ce que c'est, le livret de circulation », nous précise la compagne de Robin, Lydie. « On ne peut pas ouvrir de compte en banque avec ça. » Une difficulté rencontrée aussi par Steve, commerçant sur les marchés. « Quand on veut prendre un abonnement téléphonique, on nous dit que ce n'est pas un papier d'identité. Une fois, on m'a dit la même chose quand j'ai voulu passer la frontière suisse. »

Beaucoup possèdent, en plus des titres, une carte d'identité. Les livrets de circulation sont donc en pratique déjà obsolètes. « La loi de 1969 est complètement anachronique », nous confirme Stefano Rega, juriste au sein de l'association Asav (Association pour l'accueil des voyageurs). « Dans les faits, ils n'ont plus besoin des livrets. »

Même les contrôles de la police ou de la gendarmerie ne sont plus effectués, comme le rapporte Dominique Raimbourg. « Lors d'une mission sous Nicolas Sarkozy, on a interrogé notamment des gendarmes, qui nous ont dit qu'il n'y avait plus de contrôles. »

D'autres chantiers à venir

Pour Stafano Rega, il s'agit surtout d'une manière, pour les autorités, de se rassurer vis-à-vis d'une communauté qui échappe à certaines normes établies par la société. « L'administration est effrayée face à une population itinérante. Elle a besoin de les contrôler en les rattachant à une commune, pour garder des chiffres, des informations sur ces personnes. »

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« Moi, je ne l'ai plus. Il s'est abîmé, avec le temps », nous confie Laetitia. Cette jeune femme de 30 ans, mère de trois enfants, vit dans sa caravane sur le bord de la route à Nanterre, faute d'aire d'accueil disponible. La construction de ces aires est un autre grand chantier, beaucoup plus controversé, abordé dans la proposition de loi.

La « loi Besson », promulguée en 2000, établissait le devoir d'accueil des communes, qui devaient mettre en place des schémas départementaux visant à construire des aires d'accueil pour les gens du voyage. En 2014, selon le texte de loi prochainement étudié au Sénat, seules 64,8 pour cent des aires d'accueil et 48,8 pour cent des aires de grand passage avaient été réalisées.

Concernant les titres de circulation, si toutes les personnes concernées à qui nous avons parlé se retrouvent dans le fait que les livrets créent une forte discrimination, certains confient être nostalgiques à l'idée de les voir supprimés. « Je suis mitigé. Avoir une pièce d'identité comme tout le monde, c'est bien, mais en même temps on avait l'habitude des carnets », précise Steve. « Moi, j'aime bien le montrer aux gens. Il y a une certaine fierté. » Steve explique aussi craindre d'éventuelles répercussions après la suppression des livrets. « J'ai peur qu'après ça, l'État nous empêche de voyager, parce que les livrets nous permettent de circuler. »

« Et puis on les garde en souvenirs, ceux de nos pères, de nos grands-pères. Je garderai le mien aussi. Ça fait partie de notre culture. » Une culture que les gens du voyage aimeraient bien rendre plus visible, pour que les sédentaires comprennent mieux leur mode de vie.

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« J'ai ma propre société, mais je ne peux pas dire à mes clients qui je suis gitan », raconte Robin. « Ils nous mettent tous dans le même panier. Nous, on a l'étiquette « gitan » collée derrière le dos. »


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Une aire d'accueil des gens du voyage à Saint-Ouen l'Aumône. (via Wikimedia Commons / Akiry)