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FRANCE

Les nouveaux super-pouvoirs des services de renseignement français

Revue du nouvel arsenal présenté par le Premier ministre dans le cadre de son projet de loi sur le renseignement qui offrirait aux services concernés de nouveaux moyens qui ne font pas l’unanimité.
Image (c) Cyrus Cornut / Matignon

Aux lendemains des attaques terroristes de janvier en France et de la grande marche républicaine du 11 janvier, le Premier ministre a affirmé sa volonté de renforcer les pouvoirs de surveillance des services de renseignement, notamment sur Internet. Ce jeudi, en conférence de presse, Manuel Valls a présenté les grandes lignes de son projet de loi qui sera débattu à l'Assemblée Nationale le 13 avril prochain.

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« Des moyens d'action légaux mais pas de moyens d'exception ni de surveillance généralisée des citoyens, » c'est ainsi que Manuel Valls a résumé sa loi. Il a insisté sur la menace terroriste qui pesait sur la France — 1 900 Français seraient aujourd'hui recensés dans des filières terroristes et djihadistes — et sur ses alliés, faisant référence à l'attentat du musée du Bardo à Tunis.

Le Premier ministre rappelle aussi la nécessité d'une loi, la dernière datant de 1991 — quand l'usage généralisé d'Internet et des téléphones portables n'existait pas. Il assure que les acquis du texte précédent seront préservés.

Le texte est plutôt bien accueilli par une large partie de la classe politique — Nicolas Sarkozy, le chef de l'opposition (UMP) a d'ailleurs déclaré sur la chaîne de télévision TF1 que son parti votera loi si elle « n'est pas dénaturée dans le cadre du débat parlementaire ». En revanche, une partie de la société civile s'inquiète des dérives liberticides que pourrait entraîner une super-surveillance des citoyens français.

Interception des communications

Les services de renseignements seraient habilités, si la sécurité nationale est en jeu, à écouter des conversations privées et à capter des images ainsi que des données informatiques. Concrètement, cela signifie que les espions français pourront placer toutes sortes de gadgets, comme des caméras et des micros chez les suspects, poser une balise sous une voiture, ou encore équiper les ordinateurs individuels de « keyloggers », ces logiciels espions qui enregistrent à l'insu de l'utilisateur les frappes effectuées sur son clavier.

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Pour procéder à ces interceptions, les renseignements devront obtenir l'autorisation d'une nouvelle autorité administrative, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Les écoutes seront placées sous l'autorité du Premier ministre, et l'aval préalable d'un juge ne sera plus nécessaire.

Sur ce point, l'exemple des frères Kouachi était sans doute présent dans l'esprit du législateur. Responsables des attaques contre Charlie Hebdo, les deux étaient hommes étaient sur écoute, mais devant l'impossibilité d'en justifier la poursuite sur un plan légal — elles sont actuellement limitées à 4 mois renouvelables et doivent être motivées par la preuve d'un lien entre les individus surveillés et des risques de terrorisme — les écoutes ont été arrêtées à l'été 2014.

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Le fait que le pouvoir judiciaire soit mis à l'écart suscite de nombreuses inquiétudes. L'ordre des avocats de Paris plaide dans un communiqué : « Pour un régime unique d'encadrement des interceptions et demande l'intervention du juge, pour contrôler, autoriser et sanctionner. » D'autre part, le barreau de Paris, à l'instar de la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés) s'inquiète de voir que certaines catégories professionnelles — médecins, journalistes, avocats — ne seraient pas exemptes de ces écoutes.

Aspirer les données

Le projet de loi donne la possibilité de mettre en place — avec l'aval d'un juge cette fois-ci — des « IMSI catchers », des appareils qui imitent les antennes-relais des téléphones pour permettre d'intercepter toutes les données téléphoniques dans un périmètre précis. Le but des IMSI catchers est de suivre la géolocalisation d'un téléphone dans le cadre d'une filature.

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Ces appareils, qui ont la forme de petites valises sont capables d'obtenir de façon exhaustive toutes les données des téléphones alentour. Cet usage serait limité, affirme-t-on de source gouvernementale, mais la CNIL met en garde contre de potentielles dérives : « Un tel dispositif permettra de collecter de manière systématique et automatique des données relatives à des personnes pouvant n'avoir aucun lien ou un lien purement géographique avec l'individu effectivement surveillé. »

Les opérateurs et acteurs majeurs d'Internet, nouvelles sources de renseignement

Les géants du Web, comme Facebook, Google ou Apple seraient chargés de fournir les données techniques de connexion des individus ciblés « en temps réel ». D'autre part, les opérateurs Internet devraient « détecter, par un traitement automatique, une succession suspecte de données de connexion ». Ils établiraient un algorithme qui identifierait les terroristes potentiels, pour ainsi placer une « boîte noire » chez les opérateurs qui seront chargés d'avertir les autorités en cas de comportement suspect.

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Cette disposition « change la nature même du renseignement en plaçant l'algorithme au c?"ur de notre mode de gouvernance, », relève Benoît Thieulin, le président du Conseil national du numérique cité par le journal Libération.

Un champ d'application étendu

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La « prévention du terrorisme » et la « sécurité nationale » ne sont que deux des éléments pouvant autoriser les renseignements à utiliser les moyens listés ci-dessus. Parmi les autres intérêts publics listés par le législateur on trouve notamment la « protection des intérêts économiques de la France » et « la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. »

Ces nouveaux domaines d'action pour les services secrets inquiètent une partie de la société civile. Laurence Blisson, du syndicat de la magistrature (syndicat de gauche) s'inquiète dans les pages de Libération : « Le champ d'application est extrêmement large. La prévention des violences [collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique] par exemple pourrait concerner des mobilisations politiques, » explique-t-elle.

Le rôle de garde-fou de la nouvelle instance administrative, la CNCTR (composée de quatre magistrats, de quatre parlementaires, et d'un spécialiste en communications électroniques) est également remis en question, puisque ses pouvoirs sont uniquement consultatifs, et qu'elle ne peut intervenir qu'a posteriori.

Quelle efficacité pour ce projet de loi controversé ?

« Pour moi cette loi va être efficace, » tranche Éric Dénécé, le directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), joint par VICE News ce vendredi. Il estime en revanche que « Les législateurs se sont trompés quant à la nomination de celle-ci. Il ne s'agit pas d'une loi sur le renseignement, mais d'une loi sur les méthodes de la lutte contre le terrorisme accordées aux services de sécurité intérieure — principalement les services de police. Les services de renseignement extérieurs, eux, ne sont pas concernés par cette loi. »

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Pour Dénécé, « Il faut bien avouer qu'il n'y a pas grand-chose dans la loi. » Le spécialiste relativise les craintes de la CNIL, déclarant qu' « Il ne faut pas non plus trop en faire sur le mythe du risque des dérives, » notamment dans le cas de la surveillance de masse. Selon Dénécé, « Les États-Unis ne représentent absolument pas l'exemple à suivre — on peut même parler de contre-exemple démocratique. Mais en France, on est bien loin d'avoir les moyens physiques de mener ce type de surveillance. »

Bertrand Warusfel est professeur à l'Université Lille 2 et avocat au barreau de Paris, il explique à VICE News que le nouveau projet de loi va donner un cadre nouveau : « Désormais, les nouvelles pratiques de renseignement, comme la sonorisation, la géolocalisation ou la pénétration informatique seront également soumises à autorisation préalable et à contrôle d'une nouvelle autorité indépendante comportant des magistrats et des parlementaires. Ce sera donc un progrès incontestable par rapport à la situation actuelle où les services de renseignement travaillent sans filet et sans cadre juridique. »

Éric Dénécé regrette cependant que l'attribution de ces nouveaux pouvoirs aux services ne soit pas pensée pour« une durée déterminée » par le projet de loi. On aurait pu imaginer selon lui que le Parlement accorde ces nouveaux pouvoirs pour des périodes d'application d'un an reconductibles.

La loi est examinée depuis ce vendredi à l'Assemblée en procédure accélérée et sera débattue à partir du 13 avril.

Pierre Longeray a participé à cet article @PLongeray

Suivez Mélodie Bouchaud sur Twitter : @meloboucho

Image (c) Cyrus Cornut / Matignon