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Dans la ligne de mire

​Les fléchettes ne sont pas qu'un sport de piliers de bars

Il y a même une équipe de France de fléchettes qui dispute actuellement une Coupe du monde en Turquie.

Des bières. Des copains. Une cible. Des fléchettes. Un ardoise. Une craie. 501 points à remonter. C'est un tableau qu'on peut voir tous les weekends dans des centaines de bars, cafés, troquets à travers la France. Les fléchettes sont une discipline sportive plutôt répandue dans le monde du bistrot, bien placées en compagnie de la descente de pintes et du lever de coude. Seulement, certains en ont fait un peu plus que leur passe-temps du vendredi soir. Les membres de l'équipe de France de darts par exemple.

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Ils sont quatre hommes et quatre femmes à s'être rendus à Kemer, près d'Antalya (Turquie) entre le 27 octobre et le 1er novembre pour y disputer les championnats du monde de fléchettes pointes acier, la version la plus tradi des fléchettes. 38 pays sont représentés et la France ne part pas vraiment favorite.

Et pour cause, le sport est assez peu développé ici, alors qu'en Grande-Bretagne et en Asie on compte des joueurs professionnels qui disputent des compétitions où les spectateurs doivent payer 80 livres l'entrée. Si vous êtes déjà tombé sur un tournoi de fléchettes britannique sur Eurosport vous savez de quoi je parle : la simple distraction de bar est partie dans un autre délire outre-Manche. Les matches se disputent devant un large public qui encourage les participants, ceux-ci rentrant sur une musique comme des boxeurs avant d'entrer sur le ring, filmés sous toutes les coutures.

Particulière outre-Manche, les fléchettes attirent du monde. Photo Flickr / Sachab.

En France, les compétitions sont bien plus modestes. Surtout en pointes acier : face aux presque 10 000 licenciés de sa discipline cousine des fléchettes électroniques, les fléchettes pointes acier ne comptent qu'un millier de membres. Les clubs affiliés à la fédération sont généralement des équipes de bars et les principaux tournois se déroulent dans des salles de fêtes un peu partout en France. Pour les électroniques, quelques événements peuvent tenir la comparaison avec les Anglais, comme l'étape des championnats du monde qui a lieu chaque année à La Rochelle. Mais de manière générale, la fléchette est un sport encore confidentiel en France.

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Franck Guillermont, dit « Loulou », est l'un des rares joueurs de fléchettes français à gagner de l'argent grâce à la discipline. Il est semi-pro, grâce à un contrat de sponsoring avec la marque Target qui lui rapporte 10 000 euros à l'année. Il a trois jeux de fléchettes à son nom, notamment grâce à sa carrière dans les fléchettes électroniques. Franck connaît aussi bien les tournois français dans des gymnases que les grandes compétitions internationales comme les Winmau World Masters où il a battu des pointures de la fléchette anglaise, pour finir parmi les 64 meilleurs joueurs du tournoi. « Un tour de plus et je passais sur Eurosport », se souvient le quintuple champion de France. Il choisit généralement Highway to hell quand on lui demande une musique d'entrée. « Mais tout ça c'est le spectacle d'à côté, le plus important c'est ce qu'il y a dans la cible. »

Le joueur « au physique de rugbyman » fait partie de l'équipe de France actuellement aux championnats du monde à Kemer. « J'ai l'habitude d'avoir des compétitions avec beaucoup de public, c'est aussi pour mon expérience qu'on m'a choisi pour faire partie de l'équipe de France. » Mais entre revêtir le maillot tricolore pour une compétition internationale et parier une tournée avec tes potes au bar du coin sur celui qui réussira en premier un triple 20, il y a un monde.

Il y a douze ans, Franck lançait ses premières fléchettes dans un troquet de Seine-et-Marne. « J'ai commencé comme tout le monde, avec quelques copains dans un bar où il y avait une cible. Et puis, petit à petit, quand tu vois que tu commences à faire de belles choses, tu t'y mets sérieusement. » Tu te décides à faire les championnats de France pour te marrer avec tes potes, et une dizaine d'années plus tard, tu te retrouves en Turquie face aux meilleurs mondiaux. Aujourd'hui, il arrive à caler ses deux-trois heures d'entraînement quotidien avant de partir travailler comme éducateur dans un centre éducatif fermé.

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« Des fois on se dit qu'on est pas nés dans le bon pays », se désespère Franck, en référence à l'aspect encore confidentiel des fléchettes en France. « En Angleterre, il y a des cibles partout. C'est la culture du pub : on va boire une bière le soir après le travail, et on se fait une partie. À Hong Kong, Macao, en Chine, c'est très développé aussi. Il y a des sport-études fléchettes. Ils apprennent dès leur plus jeune âge : il y a des bars sans alcool pour enfants là-bas, simplement pour qu'ils jouent aux fléchettes. »

En France, les fléchettes se sont popularisées assez tardivement. Paraît-il que ce sont des vendeurs d'oignons bretons qui ont réintroduit le jeu en France à la fin des années 1960 après des voyages en Grande-Bretagne. La culture du bar, assez différente, est aussi à l'origine de l'écart avec nos voisins : le bistrot français est un endroit beaucoup moins familial que le pub outre-Manche. Pour populariser la fléchette en tant que sport, faudrait-il la sortir des bars ?

C'est ce que pense Michel Boulet, champion de France en titre en pointes acier et autre membre de la délégation française en Turquie. S'il ne renie pas les racines bistrotières des fléchettes (« On y vient aussi pour tout le côté convivial »), l'homme de 56 ans, moustache et petites lunettes, veut éloigner le jeu de sa caricature de sport de bar. Son club de Senones par exemple, dans les Vosges, cherche à s'entraîner dans un gymnase plutôt qu'au café du coin. « Dans les fléchettes, il n'y a pas que des gens qui boivent, y a aussi des compétiteurs. »

Photo Flickr/Bogdan Suditu.

Et les compétiteurs, ils s'entraînent d'arrache-pied. Comme son coéquipier tricolore Franck Guillermont, Michel Boulet a une pratique quotidienne des fléchettes. « Si j'ai vraiment pas le temps, j'essaie de me garder au moins un quart d'heure dans la journée. Sinon, ça tourne autour des 1h-1h30. » Pour progresser dans ce sport, pas d'entraînement spécifique pour muscler l'avant-bras ou développer l'agilité des doigts : simplement de la pratique. Répéter inlassablement son geste, jusqu'à acquérir une mécanique infaillible. « C'est un ressort qui part et qui revient. » Avec une grosse part de mental évidemment : il faut avoir confiance en son bras tour après tour, même après avoir failli. « Il faut être très patient, explique Michel Boulet. Je dis toujours qu'on progresse par paliers. »

Ces temps-ci, la France est loin d'être ridicule à l'échelle mondiale : les Bleus des pointes acier visent une place dans les quinze premiers en Turquie. Ce serait une grosse perf' vu l'écart entre les Français et les nations du Royaume-Uni, la Hollande ou les pays asiatiques. Mais pour les rattraper, il faudrait plus de passionnés. Difficile voire impossible quand on a encore l'étiquette de sport insolite. C'est ce que reconnaît Franck Guillermont : « Des fois, je vois des compétitions improbables, comme les championnats du monde de billes. Il y a même des championnats de pigeon voyageur. Et puis je me dis que pour beaucoup de monde, ça doit être la même chose avec mon sport. »