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Crime

Des migrants Nord-Africains meurent par légions en mer Méditerranée

Rencontre avec Ahmed, 36 ans, héros involontaire comme d'autres pêcheurs de Tunisie. Il a sauvé de la noyade des migrants clandestins qui fuient la pauvreté et la violence.
Photo par Nicholas Linn

Cet article est d'abord paru sur VICE.

Le soleil se couche sur Ahmed et trois autres pêcheurs à la peau cuivrée, assis les jambes croisées sur le quai de Zarzis, un port tunisien situé à 80 km de la frontière Libyenne. Ils travaillent au remaillage de leurs filets à l'ombre d'une toile tendue, préparant à la pêche au chalut du soir. À quelques pas de là, d'autres pêcheurs plient soigneusement leurs filets. De l'autre côté du quai, un vieil homme desséché vêtu d'un bonnet et d'une veste en jean est assis à l'arrière de son bateau, démêlant lentement, mètre après mètre, sa ligne de pêche. Derrière eux, on voit poindre un immense bateau en bois échoué sur le sable. Le pêcheur affirme que ce bateau servait à faire passer des migrants clandestins en Europe. À présent, sa peinture blanche s'écaille, sa coque pourrit lentement, au rythme des vagues qui l'aspergent.

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Depuis plusieurs années, et surtout depuis fin 2011, Ahmed, 36 ans, et les autres pêcheurs sont devenus des héros involontaires, sauvant de la noyade des migrants clandestins qui fuient la pauvreté, ou encore le regain de violences lié à la bataille pour le pouvoir en Libye. D'après Ahmed, les mesures de contrôle mises en place sur les côtes tunisiennes ont poussé de nombreux migrants cherchant à rejoindre l'Europe à traverser la mer depuis la Libye. Depuis la révolution de 2011, le pays est devenue une sorte de Far West de l'immigration. Ahmed et ses collègues affirment que quand ils pêchent en Méditerranée, il leur arrive de ramener des douzaines - parfois des centaines - de migrants abandonnés en mer.

Gerry Simpson, qui travaille pour l'ONG Human Rights Watch à Genève rapporte le témoignage d'un garde-côte libyen, qui affirme que les passeurs ne remplissent les bateaux à moteur qu'avec suffisamment d'essence pour les conduire dans les eaux internationales, en pariant sur le fait qu'ils seront secourus par la Marine Italienne et ramenés sur la terre ferme. Pire encore, on constate une abondancede preuves de torture et de maltraitance de migrants[ lien en anglais ]de la part des autorités locales. Cette année, déjà 100 000 migrants clandestins ont rejoint les côtes européennes, et 90 000 d'entre eux sont partis de Libye, d'après un rapport rendu public le 14 août dernier par l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés. La plupart de ces migrants viennent d'Erythrée, de Somalie et du Soudan ; on compte également des Syriens et des Libyens parmi eux.

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On ne possède pas le chiffre exact de migrants qui quittent les côtes libyennes car il n'y a pas de décompte officiel des hommes sauvés ni des corps trouvés à la mer, mais d'après les pêcheurs des quais de Zarzis, leur nombre augmente face à l'augmentation des troubles politiques.

« Imaginez un bateau rempli de harranga (expression arabe pour désigner les migrants clandestins, dont la traduction littérale est « les brûleurs ».) « Il déborde, ou bien le moteur casse. Quand on part à la pêche, on en trouve les passagers. Ils sont à la mer depuis des jours sans nourriture ni eau. Alors on leur donne du lait et de l'eau à boire ».

« Ils ne savent pas nager. Si leur bateau chavire, ils meurent », ajoute-t-il.

Aujourd'hui, Ahmed et ses collègues pêcheurs sont les sauveurs accidentels d'innombrables migrants, pourtant, Ahmed est lui aussi passé par là. Dans l'espoir de trouver un travail mieux payé et de se mettre à l'abri du chaos qui s'est emparé de la Tunisie après la révolution de Jasmin, Ahmed a pris la mer en mai 2011 sur un bateau rempli à ras-bord d'autres harranga.

Ahmed a des yeux bruns, qu'il ouvre grands quand il raconte son histoire. Marié, père de deux jeunes filles, Ahmed a quitté le lycée a 16 ans pour étudier à l'école de pêche de Zarzis. Bien que son père ait eu une petite situation comme agriculteur dans la campagne de Zarzis, la sécheresse et le chômage ont touché beaucoup de jeunes hommes autour de lui au début des années 90. La mer lui est apparue comme la voie la plus sûre pour gagner sa vie.

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« Je ne voulais pas rester au chômage. Je vis sur la mer. Si j'avais vécu dans le désert, je serais devenu mineur. On fait avec ce qu'on a », Ahmed dit d'un ton neutre.

« L'année où la révolution a éclaté, le pays était dans le chaos », Ahmed raconte. « On n'était pas en sécurité, personne ne veillait sur nous. Les bateaux au départ de la Tunisie se remplissaient. J'en ai trouvé un et j'y ai couru ».

Ahmed a attrapé le bateau d'un passeur le long des côtes de Zarzis. Il voulait aller à Paris, où ses deux frères vivaient depuis 7 ans. L'un est venu en France avec un visa. L'autre a rejoint la ville lumière illégalement par la mer. Ahmed pensait que ses frères à Paris pourraient l'aider à trouver un travail mieux payé dans la construction.

Le voyage a duré 17 heures et les conditions étaient « optimales », dit Ahmed. « L'eau était calme, le temps l'était aussi. On n'était pas trop mal ». Le bateau a accosté à Lampedusa, une île italienne à 250 km au nord de Zarzis. Ensuite, Ahmed et les autres harraga ont été déplacés à Crotone, au Sud de la botte italienne par une organisation d'aide aux migrants. De là, il a pris un bus de Milan, puis un train pour Ventimille, à la frontière française. C'est là qu'il a trouvé un autre groupe de harraga qui avait une voiture, et qui l'ont conduit à Nice.

« On pouvait se déplacer à deux ou trois migrants, pas plus », expliqua Ahmed. Les groupes trop larges risquaient de se faire repérer par les autorités.

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En chemin vers la France, il a croisé la route d'autres Magrébins comme lui: des Tunisiens, des Marocains, des Algériens. « Ils parlaient Arabe », Ahmed se souvient. Effrayé et seul, il était tenté de se faire des amis. « Mais j'ai continué. Je n'ai parlé à personne ».

« De Nice, j'ai pris un TGV pour la Gare de Lyon. Et là, j'étais à Paris ».

Il jette un oeil à ses amis, les autres pêcheurs, toujours en train de rapiécer leurs filets, dont certains ont aussi immigré illégalement. Il rit avec eux de leurs « vacances à petit prix » en Europe.

Quand je demande à Ahmed si son rire signifie que leur voyage de harraga fut facile, son sourire s'estompe. « Facile ? Vraiment pas, » dit-il. « C'était vraiment, vraiment dur. C'était tellement dur que j'ai cru que je n'allais pas y arriver. On ne dort jamais. On est toujours en mouvement ». Selon Ahmed, une « mafia » italienne était sans cesse à la recherche de moyens de profiter d'harraga comme lui. Il était sans cesse sur le qui-vive.

Ce voyage dangereux à travers la Méditerranée, sur un bateau rempli à ras-bord à travers trois pays, du sud vers le nord de l'Europe n'a pas fait naître les opportunités qu'il espérait. « J'ai retrouvé mon frère à Paris, j'ai dormi chez lui ».

Ahmed a cherché du travail pendant trois mois. Comme son frère. Ahmed résume, « je n'ai pas travaillé un seul jour ».

« Je n'ai pas trouvé le boulot que j'espérais. Je pensais que je mettrais de l'argent de côté. Quand je me suis rendu compte que ce n'était que du vent, j'ai pris un avion pour la Tunisie ».

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Si Ahmed a pu retrouver son pays, sa famille, et du travail, beaucoup d'autres migrants n'ont pas cette chance et continuent d'affluer dans les ports libyens. Et Ahmed et les autres pêcheurs de Zarzis continueront de ramener les migrants en difficulté, quand ils le peuvent. Avec l'automne qui arrive, la mer va être agitée, et Ahmed craint le pire.

« Combien de fois ai-je trouvé un corps ramené par la mer, gonflé d'eau » ? demande-t-il. "Parfois ils n'ont plus de visages. Il n'y a plus que les os ».

« Parfois il y a tellement de corps qu'on récite juste le fat'ha (un verset du Coran), et on les laisse là ».

** Ahmed a demandé que son nom soit modifié **

Suivez Sam Kimball sur Twitter: @samontheroad