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Crime

La jungle des SDF : l'histoire du double homicide qui a obligé Seattle à s'occuper de ses sans-abri

Trois frères, encore adolescents, auraient été envoyés par leur mère pour récupérer une dette de drogue. Masqués et armés, ils sont entrés dans la Jungle de Seattle avant d'ouvrir le feu.
Un employé de la ville ramasse les poubelles, alors qu'un homme dort sous un pont autoroutier près de la Jungle de Seattle. (Photo de Elaine Thompson/AP)

Jim est sans abri, sans emploi et vit sous l'autoroute, dans un camp de fortune du sud de Seattle (États-Unis) surnommé la « Jungle ». Ici vivent plusieurs SDF comme lui. Ce matin, il se tient à quelques pas d'une scène de crime récente. Le mois dernier, deux personnes ont été abattues et trois autres blessées. Trois frères, encore adolescents, qui auraient été envoyés par leur mère pour récupérer une dette de drogue, font office de principaux suspects du double homicide.

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« Ça aurait pu être moi, » souffle Jim, qui ne voulait pas donner son nom de famille. Avec son sac de couchage roulé sous le bras, cet homme à la fine barbe et l'air nerveux confie que ce double meurtre pourrait en réalité être une bénédiction. Les autorités de Seattle ont réagit à cet événement en envoyant dans la Jungle des patrouilles de police et des travailleurs sociaux, qui offrent des refuges et des soins.

« Il y a des flics et des types de l'assistance publique de partout maintenant, » s'étonne Jim. « Peut-être vont-ils nous trouver un endroit où rester et fermer ce trou à rats. »

Et Jim n'est pas le seul à penser comme ça : le maire, la police, les hommes politiques, et apparemment tous les habitants de Seattle, souhaitent que la Jungle soit fermée.

Ce campement de fortune est une série de dédales terreux isolés les uns des autres. Il s'étend sur trois pâtés de maison, au sud du centre-ville, sous la « I-5 freeway » qui traverse le centre de Seattle. Depuis la Jungle, entre deux branches d'arbres, on peut apercevoir ce que la plus grande ville de l'État de Washington compte de plus clinquant et cher : des gratte-ciel et des stades flambant neufs, ou les jets privés qui atterrissent sur l'aéroport privé de Boeing. Avec son sol en terre battue, son plafond en béton et ses brasiers, la Jungle est un point de chute nocturne de nombreuses personnes. À quelques mètres de là, on trouve une cachette dédiée au trafic de drogues, qu'on surnomme la Cave.

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Ce lieu existe depuis les années 1980 — ce qui est aussi à peu près l'époque à laquelle les appels pour sa fermeture ont commencé. Mais, comme plusieurs maires de Seattle ont pu le découvrir, fermer la Jungle ne sert pas à grand chose sans solution viable pour les sans-abri. Et ça, le maire actuel, Ed Murray, l'a bien compris.

Il se bat depuis un certain temps contre des « NIMBYs » locaux (un acronyme dérivé de l'expression « Not in my backyard », c'est-à-dire « Pas dans mon jardin ») qui s'opposent à ses propositions. Murray prévoit notamment de permettre l'installation de campements de tentes et de cabanes dans des quartiers résidentiels. Certains habitants de Seattle se sont alors inquiétés des effets de cette proposition sur la criminalité et la valeur de leur bien immobilier.

« Peut-être vont-ils nous trouver un endroit où rester et fermer ce trou à rats. »

Dans certains quartiers, des habitants se plaignent aussi d'individus qui vivent dans des camping-cars, occupent des places de parkings et vendent de la drogue. Dans une enclave luxueuse de la ville qui donne sur le Puget Sound (un bras de mer de l'océan Pacifique qui borde Seattle), des agents de sécurité en uniforme ont été engagés pour patrouiller dans des Humvees bleus et blancs, armés de téléphones prêts à les dégainer pour prévenir la police de tout agissement suspect. Pour apaiser les riverains, Murray a obligé les propriétaires de camping-cars de s'installer dans deux zones qui leur sont dédiées, en périphérie de la ville.

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La situation est telle que Murray et Dow Costantine, le chef du comté de King, ont déclaré l'état d'urgence en novembre dernier — demandant l'aide du gouvernement fédéral pour les sans-abri, comme on le ferait pour une ville touchée par une tornade ou un tremblement de terre.

« Nous vivons une crise des sans-abri d'une ampleur jamais vue depuis la Grande dépression, » explique Murray. « Il n'y a pas de réponse simple. »

Seattle n'est pas n'est pas la seule ville de la côte Ouest américaine à faire face à une crise des sans-abri. Lors des derniers jours de septembre, Los Angeles et Portland ont consécutivement déclaré l'état d'urgence à cause de l'augmentation de leur population de SDF et afin de pouvoir fournir de l'aide et des abris. Il n'y a pas de consensus établi sur les causes de cette crise, mais les deux facteurs déclencheurs sont probablement l'explosion du prix de l'immobilier et le développement exponentiel de l'addiction aux opiacés.

Lors d'un comptage de nuit des SDF de Seattle et du comté de King réalisé le mois dernier, 4 505 hommes, femmes et enfants sans-abri ont été recensés — soit une augmentation de 19 pour cent par rapport à l'année dernière. 2 940 sans-abri ont été dénombrés dans la seule ville de Seattle. Lors de ce comptage réalisé en trois heures, les volontaires ont découvert des SDF vivants sur des bancs, dans des parkings souterrains, des voitures, des allées, des buissons, des parcs, à des arrêts de bus, et sous des axes routiers.

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Un autre comptage a permis d'estimer le nombre de SDF morts au cours de l'année dernière. Un groupe de volontaires, Women in Black, a répertorié 66 hommes et femmes sans-abri décédés dans les rues de Seattle pour la seule année 2015. La plupart des décès étaient des morts naturelles, mais 11 homicides et plusieurs suicides ont été recensés. « Il s'agit du plus grand total de décès depuis que l'on a commencé à faire cette étude, il y a 16 ans, » s'inquiétait le groupe dans un post Facebook, « un nouveau record déchirant ! »

« Les SDF sans refuge sont extrêmement vulnérables à la violence et aux prédateurs des rues, » explique le militant Tim Harris. « Nous voyons ce phénomène se développer un peu plus chaque jour, alors que de plus en plus de gens se retrouvent à la rue. »

Harris est le fondateur du magazine hebdomadaire Real Change, qui s'est autoproclamé « voix des pauvres et des sans-abri de Seattle ». Il a le sentiment que la ville essaye vraiment de faire changer les choses. Par exemple, le programme LEAD de la ville, une initiative destinée à réduire les risques pour les alcooliques et les drogués, a été encensé au niveau national. Le programme, qui est pour le moment dans sa phase pilote, offre un hébergement et un réseau de soutiens pour les toxicomanes, plutôt que de les mettre en prison.

« La stratégie de réduction des risques, qui prévoit le relogement de SDF dans des camping-cars ou des mobile-homes, est un grand pas en avant, » se réjouit Harris. Si la déclaration de l'état d'urgence par le maire n'est « pas suffisante en soi », il s'agit « probablement de la réponse locale la plus impressionnante au niveau national, » d'après l'activiste.

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Le 26 janvier dernier, Murray s'apprêtait à faire un discours à la télévision pour gagner le soutien de la communauté afin de régler cette crise, quand la dernière mauvaise nouvelle est tombée : cinq personnes s'étaient fait tirer dessus dans la Jungle, deux d'entre elles étaient mortes.

Devant les journalistes, sous un lourd rideau de pluie, Murray était comme assommé. « Je ne peux pas m'empêcher de penser, "Est-ce que j'ai agi trop tard ?" Au bout du compte, c'est moi le responsable, » a lancé le maire aux caméras et micros tendus. Lors de sa déclaration à la presse, Murray a proposé de doubler l'actuelle taxe d'habitation, permettant de lever 290 millions de dollars sur sept ans. Cela permettrait de financer des appartements abordables, de soutenir des familles qui peinent à payer leur loyer, et d'aider les propriétaires à faible revenu à garder leurs maisons.

« Les conditions de vie là-bas seraient invivables pour la plupart d'entre nous. »

Plus de logements pourraient aussi aider à réduire la violence parmi les sans-abri, espère le maire. L'année dernière, un SDF a été tué par l'une des dix balles tirées par un tireur masqué, alors que la victime s'était réfugiée avec sa femme et son fils dans un appartement inoccupé pour échapper à la pluie.

Une femme sans-abri a aussi été frappée à mort alors qu'elle campait dans une zone industrielle — un suspect a été appréhendé par la police après s'être fait tirer dans la jambe. Un autre couple de sans-abri a été tué dans un parc de la proche banlieue — un suspect a aussi été arrêté.

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Le procureur du comté de King, Dan Satterberg, a révélé les détails de ce crime sanglant de janvier lors d'une conférence de presse tenue la semaine dernière. Deux des trois suspects — tous mineurs — seront jugés en tant qu'adultes.

Satterberg a annoncé que James Taafulisia, 17 ans, et Jerome Taafulisia, 16 ans, font face à deux accusations de meurtre au premier degré. Leur petit frère de 13 ans est aussi accusé de meurtre au premier degré, mais sera jugé par un tribunal pour enfants. Il n'existe pas de preuves attestant qu'il a tiré un seul coup de feu.

Les deux grands frères — armés d'un pistolet de calibre .45 et d'un autre de calibre .22 — vivaient avec le benjamin de la fratrie dans une tente plantée dans un camp de sans-abri situé à quelques pâtés de maison de la Jungle. Les trois garçons sont tous des pupilles de la nation, et se sont échappés de leurs foyers d'accueil respectifs pour vivre avec leur mère, d'après Satterberg. La mère vit dans un motel.

Elle les aurait envoyés récupérer une dette de drogue dans la Jungle sur les coups de 19 heures, toujours d'après le procureur. À leur arrivée, les adolescents portaient des masques et ont pris à partie un groupe assis près d'un feu. Ils ont commencé à tirer quasiment immédiatement, blessant mortellement James Q. Tran, 33 ans, et Jeannine L. Zapata, 45 ans, connue aussi sous le nom de Jeannine Brooks. Elle a reçu des balles des deux calibres des frères.

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Trois autres personnes ont été touchées et gravement blessées, mais elles ont toutes survécu. Une d'entre elles a crié et supplié les trois garçons pour qu'ils ne la tuent pas — ils lui ont quand même tiré dessus. Les enquêteurs ont estimé que le trio avait empoché 300 dollars en cash et pour 100 dollars d'héroïne type « black tar » lors de leur expédition punitive.

Le jour suivant le meurtre, des informateurs ont fait savoir à la police que les frères se vantaient du double homicide. Des sources policières équipées de micro ont alors fait parler les trois frères qui ont détaillé précisément la scène en ricanant.

Lors de cette conversation, un des Taafulisia a aussi proposé à un des informateurs de la police de lui vendre son calibre .45 qui avait servi la veille. La police a fourni l'argent à ses sources et a acheté l'arme. D'après les autorités, le pistolet — qui avait été volé lors d'un cambriolage commis dans les années 1970 — avait bien servi la veille.

La mère du trio, qui est sous le coup d'une enquête, a nié toute implication dans le meurtre. D'après la police, les frères étaient connus pour des cambriolages et avaient vécu dans la Jungle avec leur mère l'année dernière.

Si les deux aînés sont déclarés coupables, ils pourront passer jusqu'à 113 ans en prison, d'après le procureur Satterberg. Mais, puisqu'ils étaient mineurs au moment des faits, ils pourront faire une demande de réduction de peine et de liberté conditionnelle en 2036.

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Satterberg a lui aussi appelé à la fermeture de la Jungle.

« Les conditions de vie là-bas seraient invivables pour la plupart d'entre nous, » a déclaré le procureur, dressant le portrait d'un terrain jonché d'ordures, de vieilles bouteilles de propane, de débris et de toilettes à ciel ouvert. Pour lui, la Jungle est un danger sanitaire et un aimant à criminalité.

« Ce n'est pas la solution à une crise des sans-abri… En réalité, c'est le pire endroit dans lequel traîner pour les SDF, » a averti Satterberg. « Je suis d'accord, il est temps d'imaginer un Seattle sans Jungle. »


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Cet article est d'abord paru sur la version anglophone de VICE News