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Les kidnappeurs yéménites sont des gens très courtois

Les kidnappings tribaux occupent une place de choix dans l’image du Yémen – ils ont tendance à faire passer le pays pour une dystopie dangereuse regorgeant de salafistes qui ourdissent des mauvaises actions de toutes sortes.

Photos : Alex Potter

Les kidnappings tribaux occupent une place de choix dans l’image du Yémen – ils ont tendance à faire passer le pays pour une dystopie dangereuse regorgeant de salafistes qui ourdissent des mauvaises actions de toutes sortes. Alors que les médias se concentrent sur les rares événements liés à al-Qaida, la grande majorité des prises d’otage au Yémen sont des affaires tribales qui se terminent paisiblement sans intervention gouvernementale ou internationale. Cela dit, aux yeux de la plupart des Yéménites, c’est un phénomène opaque dont le fonctionnement et la résolution restent un mystère.

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Les Yéménites parviennent à assumer plusieurs identités pourtant contradictoires : un chef tribal à la fois cosmopolite et traditionnel serait alors une sorte de cliché yéménite. Mon ami Ahmed (c’est un pseudonyme), un fonctionnaire qui a grandi en Occident est le fils d’un cheikh. J’ai donc été un peu surpris lorsqu’un jour, après le déjeuner, il m’a invité à l’accompagner lors de négociations de prise d’otage tribale dans lesquelles il était impliqué.

En chemin vers le bâtiment où se tenaient les négociations, il m’a briefé sur la situation : tout a commencé avec une dispute sur un lieu de travail dans une ville de taille moyenne, à quelques kilomètres au sud de Sanaa. Un employé qui venait de se faire virer et qui réclamait de l’argent a décidé de recourir à la justice et a obtenu gain de cause. Son ancien employeur a refusé de payer.

Ne souhaitant pas laisser l’affaire entre les mains de la justice yéménite, l’employé s’est organisé avec quelques proches pour prendre le fils de son boss en otage. Mais, alors que les preneurs d’otage espéraient conclure l’affaire en moins d’une semaine, le boss a refusé de se soumettre à ces « criminels » en payant la rançon. Finalement, des amis de l’otage ont pris en charge les négociations et la situation a fini entre les mains du père d’Ahmed, un médiateur respecté.

Nous sommes arrivés dans une salle faiblement décorée. La réunion ressemblait à une séance normale de mastication de khat – ce narcotique feuillu sert de lubrifiant social dans la plupart des réunions, ici. Une fois que tout le monde s’est assis, la discussion a commencé. Une ambiance de respect mutuel régnait. OK, la plupart des gens portaient un flingue sur eux, mais ça me paraissait plus symbolique qu’autre chose. Les amis proches et représentants de l’otage n’ont pas hésité à faire part de leur mépris pour le système tribal mais ont montré un respect évident envers le père d’Ahmed, un militaire à la retraite qui m’a demandé mon avis au sujet de Jimmy Carter et Henry Kissinger avant la réunion.

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Alors que les heures passaient, j’ai remarqué que le khat commençait à faire effet et que les négociations avançaient. Après le crépuscule, le groupe a commencé à se disperser et les membres de l’équipe de médiation ont adopté un ton plus sec, rappelant que la rançon avait déjà réduit de plus de la moitié. L’optimisme de la veille avait fait place à une certaine lassitude – lassitude qui s’intensifiait du fait de l’intransigeance des preneurs d’otage.

L’otage était retenu depuis près de deux mois. On ne s’inquiétait pas pour les conditions de sa détention – il était traité comme un invité d’honneur, pour ne pas affecter l’image de la tribu des preneurs d’otage. Mais même s’il était autorisé à passer des coups de fils de temps en temps, sa captivité commençait à avoir des conséquences psychologiques sur sa famille et sur lui-même. Pour des raisons juridiques, les preneurs d’otages avaient interdiction de sortir de leur village, ce qui en faisait aussi des prisonniers.

« En réalité, c’est comme si nous étions tous otages, a remarqué Ahmed ce soir-là. On sera tous retenus jusqu’à ce qu’on trouve une solution. »

Le lendemain, la réponse tant attendue des preneurs d’otage est enfin arrivée. Tout le monde a attentivement écouté le médiateur qui lisait la lettre. Des manifestations de mécontentement se sont fait entendre. La demande a été jugée inacceptable. Le père d’Ahmed a pris la parole. Il a parlé d’une affaire insoluble en apparence, puis a rappelé qu’il était de son devoir d’aider à trouver une solution juste. Ensuite – comme pour insister sur son sérieux –, il a fait allusion à la possibilité de kidnapper un des proches des kidnappeurs pour leur forcer la main.

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« Leurs frères vivent parmi nous, ils vendent du khat et du raisin sur nos marchés, a-t-il dit sur un ton à moitié assuré. Ils en sont forcément conscients. »

Il a salué les représentants de l’otage et préparé un rapide plan d’action pour ceux qui restaient : l’envoyé des preneurs d’otage allait transmettre sa menace voilée. En attendant, les amis de l’otage sont rentrés chez eux pour se procurer l’argent de la rançon. Ils étaient aussi chargés de persuader le père de l’otage d’abandonner les charges contre les preneurs d’otage. À ma grande surprise, tout a fonctionné – après deux mois de négociations, l’otage a été libéré, les preneurs d’otage ont vu leur rançon drastiquement réduite, et tout le monde a continué sa vie normalement.

Quelques semaines plus tard, en discutant de tout ça avec Ahmed et son père, ils ont insisté sur le contraste entre les violents stéréotypes sur les tribus et la bienséance des procédures de négociation. Pendant des siècles – voire des millénaires – les rites tribaux ont participé aux fondements de l’ordre au Yémen, bien plus que les lois religieuses ou gouvernementales. En l’absence d’un État fort, les Yéménites font plus confiance aux décisions tribales qu’à leur gouvernement pour résoudre leurs problèmes. Et il ne s’agit pas seulement de kidnappings : au même moment, le père d’Ahmed s’occupait aussi d’une affaire de meurtre. Mais même s’ils parlaient du système tribal avec un certain respect, leurs commentaires m’ont rappelé ce qu’avait dit l’un des cheikhs au cours des négociations :

« Tout cela se produit parce que le gouvernement échoue à faire de ce pays un État de droit, a-t-il dit en portant machinalement la main sur son arme. Si cela venait à changer, nous serions content de leur laisser ce genre de problèmes entre les mains. »

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