Film en VF vs Film en VO
Photo : Drobot Dean/Adobe Stock
Culture

Les films en VF c’est naze, mais la VO est un privilège de classe

Voix de merde, perte de nuances et censure : comment défendre la VF alors que tout semble la condamner ?
Gen Ueda
Brussels, BE

Censure, pertes de nuances dans le jeu ou uniformisation du langage… C’est sûr qu’avec ses airs de nanar, le film doublé en VF n’a pas grand chose qui plaide en sa faveur. Mais est-ce qu’au final, la VOSTFR ne serait pas autant un privilège de classe un peu snob que la VF est un sacrilège ?

Propagande américaine et perte de culture nationale

À l’aube de la Première Guerre mondiale, les States produisent vingt fois plus de films que la France et dominent déjà une technique qui est pourtant née dans l’Hexagone. Le cinéma hollywoodien prend comme modèle le fordisme et fonce vers une production massive et intensive. Les États-Unis profitent de l’affaiblissement économique des pays européens pendant la guerre pour y larguer leurs films. En 1917, 90 % des films projetés en Angleterre sont américains — tandis que les films allemands occupent largement la Belgique.

Après la guerre, le cinéma s’installe définitivement comme porte-étendard de l’Amérique et de son impérialisme culturel et économique. Les attachés commerciaux de différentes marques implantées en Europe commencent à financer l’industrie pour contribuer à l’exportation des films chargés de placements de produits. Hollywood rentabilise ses films sans peine sur le territoire national, ce qui lui permet de les vendre à des prix dérisoires aux distributeurs européens, et contribuer encore plus à l’expansion.

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Entretemps, Staline ponctue le premier quart du siècle en s’exclamant : « Le cinéma est le plus grand moyen d’agitation des masses », parole de spécialiste.

« Rien n'égale le cinéma dans sa capacité à saisir et maintenir les masses de peuples. »

Tandis que le krach boursier de 1929 frappe l’Amérique, le cinéma parlant innove un art qui était jusque là considéré comme universel puisque muet. Il faut alors faire face à la réalité du problème linguistique et apprendre à conjuguer ses films au pluriel : ceux-ci sont tournés et enregistrés dans plusieurs langues. La technique est trop boiteuse et ne prend pas, mais d’autres plus solides arrivent : le sous-titrage et le doublage.

Bien sûr, on ne parle pas d’outils développés pour distribuer d’innocents films d’auteur·es. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale (donc à l’entame de la Guerre froide), l’Amérique profite de sa domination économique pour lancer sa stratégie anticommuniste. Hollywood, cheval de Troie de la culture américaine, vante de plus belle la American way of life sur grand écran et galope sur les terrains fertiles de la domination idéologique. Les films doublés sont aussi rentables qu’accessibles.

Entretemps, l’Américain William Benton ponctue le second quart du siècle en déclarant : « Rien n'égale le cinéma dans sa capacité à saisir et maintenir les masses de peuples. », parole de ministre aux Affaires étrangères.

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Adaptations vaseuses et perte de sens

Entre les pays adeptes du sous-titrage, et ceux adeptes du doublage, on pourrait diviser l’Europe en deux. La France et la Belgique francophone font clairement partie du second groupe, comme l’Italie et l’Espagne, solidement attachées à cette tradition. Dans les pays dans lesquels la langue nationale a une portée limitée, aux Pays-Bas par exemple, le doublage est quasi inexistant, comme le taux de monolinguisme d’ailleurs.

Ce rapport au doublage peut être expliqué notamment par le fait qu’après 1945, la France ne peut plus rivaliser niveau cinéma. Le doublage s’impose comme pour préserver un peu de culture nationale dans l’américaine. Par extension, ce modèle s’applique en Belgique francophone aussi. Bref, après la Seconde guerre mondiale, la francophonie s’ancre définitivement dans la culture de la VF dans un monde sous perfusion de l’anglais et commence notamment à la détourner pour s’en servir à des fins politiques.

Avec la VF, les accents disparaissent, les phrases sont simplifiées, les traits d’humour sont gommés s’ils sont trop complexes à adapter.

On se sert notamment du doublage pour détourner des propos à des fins politiques, mais même quand il ne s’agit pas de propagande, il reste un passage dans lequel la langue change pour le pire : les accents disparaissent, les phrases sont simplifiées, les traits d’humour sont gommés s’ils sont trop complexes à adapter. Et s’il est question de plusieurs langues à réadapter, c’est la merde. Dans l’épisode 12 de la Saison 1 de « Lost » par exemple, un personnage chope des notes qu’il a volées à une Française. À l’écran, on distingue un texte en français qu’une naufragée arrive à déchiffrer : c’est les paroles d’une chanson de Charles Trenet. Sauf qu’en VF, le message est présenté comme étant allemand (alors qu’on voit le texte à l’écran), ce qui a peu de sens par rapport à Trenet, et surtout par rapport à la femme aux notes qui s’appelle Danielle Rousseau…

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Concernant la destruction de nuances, le premier volet de la saga « La Planète des singes » est un bon exemple aussi. Le capitaine Taylor s’écrase en 3978 sur une planète peuplée de singes évolués. Le film se clôture quand il découvre les vestiges de la Statue de la Liberté. Les spectateur·ices de la VO devinent que le vaisseau s’était en fait écrasé sur la même terre d’où elle était partie deux-mille ans plus tôt, et qu’il ne reste rien de la civilisation humaine, anéantie après une guerre nucléaire. En VO américaine, Taylor beugle : « Oh mon Dieu. Je suis de retour. Chez moi. Tout ce temps c’était… On l’a finalement vraiment fait… Bande de malades ! Vous l’avez faite exploser ! Ah, bon sang ! », ce qui reste plus subtil que la VF, qui devient une note explicative sans nuances : « C'est pas vrai, c'est pas possible. Deux mille ans plus tard, nous étions revenus sur la terre. Ce monde de cauchemar, c’est la terre. Les criminels, ils ont fait sauter leur bombe. Oh les fous. Je vous hais ! »

Voix de merde et perte du naturel

En plus de mener à la dénaturation et l’affaiblissement du langage, du scénario, de la culture source, de l’atmosphère, du réel que le cinéma se tue à vouloir représenter alors qu’il n’est que fiction, le doublage implique aussi la confiscation des voix des acteurs, l’un des outils majeurs de leur jeu.

Jorge Luis Borges poétise le phénomène : « Les Grecs engendraient la chimère, un monstre à la tête d'un lion, la tête d'un dragon et la tête d'une chèvre (…) Hollywood vient d'enrichir ce vain musée tératologique : au moyen d'un artifice pervers qui s’appelle “doublage”, ils inventent des monstres qui combinent les traits illustres de Greta Garbo avec la voix d'Aldonza Lorenzo. Comment ne pas publier notre surprise devant ce prodige affligeant, devant ces industrieuses anomalies phonético-visuelles ? »

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Dans le genre puriste ultra rigides, les cinéastes Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ne sont pas mal non plus. Alors que le couple est sur la prod de leur film pudiquement intitulé « Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu'un jour Rome se permettra de choisir à son tour », Straub adresse une lettre ouverte à la RAI Due : « Dubbing is murder » en est le cinglant titre. Straub refuse de se conformer à la demande de la télé italienne de doubler leur film en italien : « C’est le plus grand nombre qui fait la loi. Et cette absurdité s’apprête à traverser l’Atlantique. Plus il y a de téléviseurs, plus on veut s’adresser à tous en même temps. Mais c'est le contraire qui est pertinent : plus il y a de téléviseurs, plus nous devons diversifier les types d'audience. Le but n'est pas l'anesthésie ! » Il poursuit : « Je ne crois pas en les masses ; je crois en l’individu, aux classes sociales, et aux minorités (qui, comme Lénine l’a dit, seront les majorités de demain). » Pour ce qui en est de rendre tout ça accessible aux minorités, c’est une autre question, et on cherche encore sa réponse par contre.

« Voix et visage. Ils se sont formés ensemble et ont pris l'habitude l'un de l'autre », écrivait Robert Bresson : le doublage défonce l’unicité de l’individu.

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Dans un registre plus populaire, le Britannique Alan Rickman, décédé en 2016, laisse de sa voix un souvenir particulièrement reconnaissable ; un « ronronnement de tigre soyeux » pour la critique de film Stephanie Zacharek. Une étude faite en 2008, dirigée par Andrew Linn de l’Université de Sheffield, basée sur des algorithmes pour identifier la voix idéale selon la tonalité, la vitesse, la fréquence, le débit et l’intonation, a placé Rickman en première position. Rickman, c’est Severus Rogue et ses fins de phrases qui laissent tomber sa voix empreinte d’une langueur sombre, allant de pair avec une pointe de note de mépris palpable à chaque syllabe, souvent envers le pauvre Harry. Doublée, cette identité mythique n’est plus. « Voix et visage. Ils se sont formés ensemble et ont pris l'habitude l'un de l'autre », écrivait Robert Bresson : le doublage défonce l’unicité de l’individu.

En France, le Severus Rogue d’Alan Rickman a toujours été doublé par Claude Giraud, également la voix VF de Robert Redford et Tommy Lee Jones. Il y a généralement moins de doubleur·ses que d’acteur·ices. En français, Brad Pitt, Keanu Reeves, Ethan Hawke, Ben Affleck, Michael Fassbender et Jude Law ont tous la voix de Jean-Pierre Michaël. À l’inverse, plusieurs acteurs — parmi ceux-là — ont plusieurs voix françaises. C’est quoi le plus crédible : Brad qui parle comme Keanu ou Brad qui change de voix entre deux films tournés la même année ? Et encore, faut-il qu’iels arrivent à se mettre dans la peau d’un personnage qu’iels n’ont pas joué et incarner des émotions qui leur sont étrangères.

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Sous-titres, privilège de classe et films commerciaux

Fort heureusement pour lui, le doublage réussit quand même à réunir quelques esprits vifs pour le défendre. En 1945, dans L’Écran français, l’historien du cinéma Georges Sadoul répond au réal Jacques Becker, un anti-VF notoire qui avait défendu son point de vue dans la même revue : « Le spectateur qui ignore l’anglais doit opter (dans le cas du sous-titre) : ou regarder sans comprendre, ou lire sans voir les acteurs. […] Le “public ouvrier”, le “public paysan” n’a pas comme vous et moi, mon cher Becker, un métier qui les oblige à lire plusieurs heures par jour. Ils déchiffrent plus lentement. Ils doivent choisir entre la lettre et l’image. Ils sont mécontents. Ils ont raison. ». Il conclut : « Je préfère un film doublé, — je dis bien doublé — à un film sous-titré. Je supporte mal, pour ma part, ces lettres découpées qui viennent trouer les plus belles photographies, ces “je vous aime” imprimés en caractères d’affiche sur le menton des stars. »

Tout ça résume pas mal la situation est devient révélateur d’une certaine condition de spectateur·ice. Beaucoup de films non-doublés, souvent plus expérimentaux, de niche, artistiques se ferment à un public large, “non-éduqué” à ce cinéma, ce qui contribue au clivage entre les films vus au sein des différentes classes. À ce propos, l’écrivain Jean Lescure disait : « La VO est un privilège de classe. À condition qu’une séance au moins soit réservée à la VO, si la version doublée est bonne, passons-la. Le public populaire doit être respecté tout autant que le public intellectuel. »

« La VO est un privilège de classe. À condition qu’une séance au moins soit réservée à la VO, si la version doublée est bonne, passons-la. Le public populaire doit être respecté tout autant que le public intellectuel. »

OK pour le respect ; le doublage est nécessaire. L’ennui, c’est qu’il implique forcément une standardisation. Les films étrangers, américains notamment, prennent plus de place, dont celle des films créatifs, d’art, d’essai, documentaire, expérimental, indé. L’accès pour tou·tes à la culture, mais à quel prix ? Et quelle culture ? Le doublage implique aussi la multiplication de la place qu’elle prend dans les salles, comme le souligne Lescure : une pour la VO, une pour la VF. Tout ça fait inévitablement moins de place pour les films alternatifs, moins commerciaux et pour la diversité dont parlait Straub.

Comme beaucoup de choses auxquelles on finit par s'accommoder, le doublage est un apôtre de la mondialisation. On préserve la culture de la VF parce qu’elle est accessible, et au final, on observe que c’est tout un public qui est condamné à rester dans sa condition de spectateur·ice VF et dans le même triste circuit cyclique des films doublés : les films commerciaux.

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