Le prophète 
et l’acolyte
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Société

Le prophète 
et l’acolyte

Inspirés par une idéologie mormone ésotérique, Ammon Bundy et ses partisans partent en croisade pour libérer l'Ouest et sont prêts à y laisser leur peau.

Cet article est extrait du « Numéro de la vache sacrée »

Wes Kjar était assis à la place du mort alors que nous nous éloignions du refuge surplombant les monts Stinking Water en direction de l'Idaho. Il roulait dans une Excursion blanche remplie d'inconnus et craignait de se faire arrêter dans la première ville venue, mais il était content de quitter la pression du refuge faunique national de Malheur. Il avait passé chaque minute ou presque aux côtés du leader du mouvement, Ammon Bundy, assistant à l'ouragan depuis son centre alors que les armes s'empilaient, que les volontaires s'enrôlaient, et que l'occupation empruntait une voie dont il serait difficile de revenir pacifiquement. Il rentrait chez lui pour faire une pause, mais ne resterait pas longtemps éloigné. « Je ne suis pas quelqu'un d'extrême, je ne suis pas religieux », dit-il. « Seulement quelqu'un qui est prêt à mourir pour ce en quoi il croit. »

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« Mais est-ce que tu es prêt à vivre ? » demanda le conducteur, Steve Maxfield.

Wes garda le silence et regarda par la vitre. Une tempête de neige se profilait et Maxfield passa en mode 4x4 à l'approche d'un col, les phares découpant quelques mètres à peine dans l'obscurité.

Wes n'avait pas prévu de se retrouver au cœur d'une telle affaire, de voir sa photo en première page des dépêches, au journal télévisé, ou de faire l'objet des railleries du Late Show de Stephen Colbert. Il avait 31 ans, venait de Manti dans l'Utah, et lorsqu'il avait entendu parler de l'affrontement, il avait laissé tomber un boulot au salaire mirobolant sur une plateforme pétrolière du Colorado et roulé toute la nuit vers l'Oregon dans sa Jeep Wrangler flambant neuve. Il avait vite été appointé garde du corps de Bundy, et sur toutes les photos il se tenait avec son arme de poing, tel un acolyte de toujours, aux côtés d'un homme qui affirmait que ses partisans et lui étaient dirigés par leur foi mormone.

Les plus proches, au sein de l'occupation, avaient en commun une certaine foi – pour Bundy, c'était une cause spirituelle partagée, et non son important charisme, qui expliquait la loyauté de ses partisans et leur volonté de risquer la mort ou la prison à ses côtés. Mais Wes n'était plus sûr de croire en Dieu, et sa relation avec l'Église était tendue – il avait un jour été fiancé, dit-il, et l'Église de Manti avait refusé de marier le couple dans le temple local, parce que sa fiancée et lui avaient batifolé. Ainsi, lorsque Bundy et ses proches penchaient la tête pour prier avant chaque réunion, Wes gardait ses distances. Pourtant, il était à ses côtés à chaque conférence de presse, gardait la porte du petit bureau qui était devenu le quartier général de l'occupation, et montait la garde de nuit – veillant et imaginant des agents fédéraux enfoncer la porte, essayant d'envisager ce qu'il ferait s'ils venaient. « Je ne braquerai pas mon arme sur un agent fédéral », avait-il annoncé maintes fois à qui voulait l'entendre. Mais il était terrifié par la violence qui se déchaînerait si Bundy venait à être tué. « Ils m'ont demandé : "Est-ce que tu prendrais une balle pour Ammon ?" J'ai répondu : "Bien sûr, je peux jouer ce rôle-là." »

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Les trois autres hommes dans la voiture étaient, comme Wes, des mormons de petites villes isolées des plaines rouges de l'Utah. Ils avaient tous rencontré les Bundy et connaissaient leur foi et leur ferveur. Ils avaient roulé jusqu'en Oregon pour tenter d'apaiser la situation, et peut-être sauver la vie de leur ami et fidèle de la famille Bundy, Robert « LaVoy » Finicum, qui s'était fait connaître par ses interventions en direct sur MSNBC où il annonçait qu'il préférerait finir mort qu'en prison. Maxfield, un fana de camions, avait chargé son Excursion customisée à six portes et embarqué Jon Pratt, ancien cavalier de rodéo grand, brun et laconique que Bundy respectait beaucoup, et Todd MacFarlane, un avocat de campagne génial qui représentait la famille Finicum.

Ils étaient restés quelques jours et avaient fait ce qu'ils pouvaient, mais Bundy et Finicum étaient impossibles à convaincre. Quand ils avaient rencontré Wes – qui, même s'il se dégarnissait sous son éternelle casquette camouflage, ne faisait pas du tout ses 31 ans – il était au refuge depuis cinq jours, et semblait mis à rude épreuve par sa mission : protéger un homme qui était soudain devenu le hors-la-loi le plus notoire du pays. « Vous ne pouvez pas imaginer », dit-il, « ce que c'est d'être en permanence avec Ammon. » Un jour au refuge, j'avais entendu Wes au téléphone avec son père : « Je vais bien », avait-il dit calmement. « C'est juste un peu chaud la nuit, avec les drones qui nous survolent et tout. » Il avait passé le téléphone à Bundy, qui se tenait à la porte du musée qu'ils avaient choisi comme lieu de rassemblement, portant la barbe, la veste de flanelle et le chapeau de cow-boy marron qu'il avait portés tous les jours depuis le début des affrontements. Il se déplaçait avec l'aisance du jeune boxeur qu'il avait un jour été, et parlait toujours de la voix calme et mesurée de celui qui sait qu'on l'écoutera.

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Ammon Bundy s'adresse à un groupe de fermiers locaux dans un bureau du refuge national faunique de Malheur.

« Il a bon cœur », avait dit Bundy au père de Wes. « Vous pouvez être fier. »

Maintenant Maxfield, MacFarlane et Pratt rentraient chez eux, et Wes profitait du voyage. Il se détendit quand le ciel s'éclaircit et nous descendîmes des montagnes vers une vallée couverte de champs de pommes de terre, nous éloignant de plus en plus de Harney County. Il voulait « passer la nuit à Salt Lake City, aller danser la country, boire des bières, rencontrer des filles », dit-il. « Juste se détendre un peu avant de retourner dans toute cette paranoïa. » Nous roulions dans la nuit, Pratt allongé tranquillement à l'arrière tandis que nous discutions camions et chevaux, avant que le sujet ne passe aux politiques armées. « Alors, comment savent-ils que la Révolution américaine était justifiée ? » demanda Wes.

« C'était une question de droits, mais les gens ont perdu leurs droits », répondit promptement Maxwell. « Tout est dans la déclaration d'indépendance. » Pour lui, la nécessité de se soulever à l'époque était évidente, ce n'était pas une cause fabriquée par un leader charismatique – ce à quoi les événements du refuge ressemblaient de plus en plus. « La différence, c'est l'obsession des mormons pour les prophètes ! »

« Je ne sais pas s'il se prend pour un prophète », objecta MacFarlane, se référant à Bundy, « mais c'est mon problème depuis le départ. Je n'ai jamais avalé les couleuvres de Bundy. »

« Il se prend pour un prophète », dit Maxfield, qui élevait maintenant la voix. « Il parle à Dieu et il pense que ça lui donne le droit de risquer les vies de tous ceux qui le suivent. »

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À un moment, au cours des 100 derniers miles, Bundy envoya un texto à Wes. « Tu manques déjà, disait-il. J'espère que tout va bien. »


Ammon Bundy était un héros pour les gens comme Wes bien avant la prise du refuge de Malheur – et bien avant d'être embarqué à la prison de Portland fin janvier, pour répondre à un ensemble de chefs d'accusations allant de la détention d'armes à la conspiration, où il se trouve encore aujourd'hui. En avril 2014, au cours d'affrontements dans le ranch du Nevada où ses treize frères et sœurs et lui ont grandi, son père, Cliven, avait lancé d'une voix tonitruante des révélations lui commandant d'assaillir les portes du lac Mead et de s'emparer des armes des agents fédéraux. Bundy, plus discrètement, s'était chargé de donner vie à ces visions, marchant avec des centaines de protestataires armés en direction d'une position défensive tenue par un groupe d'intervention tactique lourdement armé. « Vous êtes sur une propriété du Nevada », avait-il dit à l'agent en charge, rappelant sa conviction selon laquelle le gouvernement fédéral n'a aucun droit de posséder des terres. « Maintenant, vous partez. » Ils partirent, sous les yeux du monde entier, et soudain la mission divine de la famille devint un mouvement underground.

Bundy – un fils de fermier très à l'aise parmi les militants armés – était l'homme parfait pour rassembler les milices patriotes dures, les cow-boys et la population paysanne qui voyait avec amertume son mode de vie disparaître. Wes, comme beaucoup d'entre eux, se cherchait une cause : il regrettait parfois d'avoir donné à l'Église les années qu'il aurait pu donner à l'armée, ayant été missionnaire en Argentine, et avait un temps envisagé de partir en Syrie pour rejoindre les forces kurdes qui se battaient contre l'EI. Bundy lui avait donné une chance d'être un combattant de la liberté chez lui. « Les gens de l'Est ne comprennent rien à cette merde avec le BLM », dit-il, se référant au Bureau fédéral de gestion du territoire, l'agence responsable de la gestion d'une grande partie des montagnes alentour. « Nous autres ici, c'est toutes nos vies. Et j'ai pensé que s'il entrait en résistance, j'allais résister avec lui. »

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Dans le refuge, Bundy et ses plus proches partisans s'étaient installés dans un petit bureau de pierre jalousement gardé où ils priaient, montaient des vidéos et diffusaient des messages sur la page Facebook du Bundy Ranch, et organisaient des réunions stratégiques passionnées – entourés de serpents desséchés, d'objets païutes et de livres sur l'écosystème lacustre abandonnés par les conservateurs qu'ils avaient expulsés. Ici, à l'abri du regard des médias et des autres occupants, l'atmosphère était souvent animée et paranoïaque. « On le protégera quoi qu'il arrive », entendis-je l'un des compagnons de longue date de Bundy murmurer au téléphone. « Nous le protégerons pour qu'il puisse dire la vérité au monde. »

« On ne pense pas qu'Ammon parle directement à Dieu », me dit Mel Bundy, l'un des frères aînés d'Ammon. « Ce qu'on pense, c'est que si notre vie nous rend digne de recevoir l'inspiration du Saint-Esprit, il nous fera prendre des décisions bonnes pour l'homme. »

Bundy a passé l'essentiel de sa vie à créer ce mouvement. Lorsque je le rencontrai, après quelques jours d'occupation, il dirigeait une réunion informelle dans le bureau avec un groupe de fermiers locaux sympathisants, dont la fourchette d'âge passait d'un rouquin de 11 ans en jean et Stetson à un vieux cow-boy bourru avec un grand chapeau, qui intervenait sans cesse pour se plaindre des médias.

Bundy se tenait devant un tableau exposant des diagrammes sur sa théorie du gouvernement et des droits à la propriété conférés par Dieu. Pour lui, Dieu et la terre étaient liés depuis toujours. Qu'un agent fédéral interfère avec le droit d'un citoyen à posséder sa terre enfreignait une loi plus ancienne qu'aucun gouvernement. « Que se passe-t-il quand un individu s'oppose au gouvernement ? » demanda-t-il.

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« Il perd ! » s'exclama une femme.

« Exactement », dit-il. « Vous savez, comme mon père disait, se retrouver devant le tribunal, c'est comme si un homme entrait chez vous et tabassait votre femme et vos enfants. Vous l'envoyez devant le tribunal. Et là, un homme s'avance dans la salle d'audience tout de noir vêtu, et tout le monde se lève pour l'Honorable Juge, et c'est justement l'homme qui a tabassé votre femme et vos enfants. » Ils hochèrent la tête solennellement.

Pour Bundy, comme le veut la tradition mormone, la Constitution est un document d'inspiration divine. Ce qui veut dire qu'on doit la lire littéralement, comme les Écritures. Or, un paragraphe de l'article 1 interdit au gouvernement fédéral de posséder des terres en dehors de Washington et de quelques cas particuliers. L'objectif du mouvement était que les 28 % de terres américaines gérées par le gouvernement – dont 47 % de l'Ouest – « reviennent » au peuple et soient gouvernées selon un système datant de la conquête de l'Ouest. La lecture littérale de la Constitution était partagée par des groupes plus laïcs et avait créé un pont entre la cause de Bundy et diverses milices de l'Ouest. Bundy refusait de reconnaître la jurisprudence, et ne se souciait pas de ce que la Cour suprême se fût prononcée sur la question en 1976 – lorsque les juges donnèrent tort à l'État du Nouveau-Mexique, selon lequel les politiques fauniques du gouvernement outrepassaient ses pouvoirs. « L'autorité totale du Congrès sur les terrains publics », avait écrit Thurgood Marshall dans la décision, « comprend le pouvoir de réguler et de protéger la faune qui l'occupe. »

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Vue de loin, l'occupation du refuge ressemblait à un acte de provocation aveugle. Mais pour Bundy et ses proches, elle marquait le début d'un processus soigneusement élaboré. Bundy avait visité le comté et un habitant du Montana nommé Ryan Payne aurait fait un repérage du refuge des semaines à l'avance, le choisissant « parce qu'il était loin de tout », me dit Bundy. (L'avocat de Payne n'a pas donné suite à nos sollicitations.) La prise du refuge divisa les groupes armés. « J'étais furax », me dit Brandon Rapolla, ancien Marine et leader de Pacific Patriots Network, quelques jours après mon arrivée au refuge. « Notre règle a toujours été de défendre uniquement. Nous n'attaquons pas : occuper des bâtiments, mettre des vies en danger, ce n'est pas nous. Mais vous connaissez Ammon – il fait les choses à sa manière. »

Le refuge fut pensé comme une base d'où soulever une immense résistance armée dans le comté de Harney. Ils persuaderaient un à un les fermiers de déchirer leurs contrats avec le BLM, comme son père et LaVoy Finicum l'avaient déjà fait. Ils pensaient que cette défiance se propagerait aux comtés voisins puis au reste de l'Ouest, jusqu'à venir à bout du BLM et de tout le système de gestion fédéral. De là, Bundy envisageait une réorganisation et une dérégulation complètes du mode de vie américain. « Je crois que le Seigneur ne voulait pas que l'homme accumule les terres », dit Ammon après le départ des fermiers cet après-midi-là. « C'est pourquoi il a créé ces lois naturelles, qui nous donnent droit à une terre. Mais il faut en faire usage et la défendre. »

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Même les sceptiques qui l'approchaient pouvaient repartir convertis. Un après-midi, un fermier du nom de Buck Taylor demanda à être reçu par Bundy. Il voulait persuader les occupants de rentrer chez eux. Bundy accepta de parler. « Ce fermier va lui rentrer dans le lard », me dit l'un des occupants. Ils discutèrent un moment, et lorsque je revis Taylor, il rabattait le caquet d'un homme qui remettait en cause les idées de Bundy dans une assemblée locale, loin du refuge. « Moi, j'avale les couleuvres », dit-il plus tard à un journaliste. Les couleuvres revenaient souvent sur le tapis, lorsque l'on parlait de Bundy. « On ne pense pas qu'Ammon parle directement à Dieu », me dit Mel Bundy, l'un des frères aînés d'Ammon. « Ce qu'on pense, c'est que si notre vie nous rend digne de recevoir l'inspiration du Saint-Esprit, il nous fera prendre des décisions bonnes pour l'homme. »

Wes Kjar craignait que Bundy soit attaqué, autant par un agent provocateur que par un raid du FBI.

Bundy ne faisait pas de distinction entre politique, foi et vie quotidienne. Avant le départ de Wes, nous passâmes la matinée dans le bureau avec la femme et les enfants de Bundy, jouant et riant pendant que des miliciens et des cow-boys frappaient à la porte, essayant d'obtenir un moment avec leur leader. « Je me fiche d'où ils viennent », me dit Lisa Bundy, son épouse de 37 ans, quand je lui demandai ce qu'elle pensait du fait qu'un inconnu soit le garde du corps de son mari. « S'ils sont prêts à donner leur vie, je leur fais confiance. » Elle s'inquiétait, mais seulement pour la sécurité de la famille – elle ne doutait pas de l'appel qui avait poussé Ammon à se saisir du refuge. « Avant de venir ici, j'ai beaucoup prié pour savoir quoi faire », dit-elle. « J'allais venir seule pour évaluer la situation, mais Ammon m'a dit : 'J'ai besoin de voir ma famille.' Et bien sûr, j'ai confiance en lui. »

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***

Nous arrivâmes en Utah juste avant l'aube. « J'espère que vous n'avez pas envie d'une bière », dit Maxfield. « Parce que nous sommes maintenant soumis au Zion Curtain. »

C'était peut-être le manque de sommeil, ou la crainte constante que les agents fédéraux ne soient déjà à ses trousses, mais l'interrogatoire de Maxfield avait eu raison de Wes, qui commençait à remettre en question le bien-fondé de l'occupation. « Qu'est-ce que je dois faire ? » dit-il, nous parlant autant qu'à lui-même. « J'ai quitté l'Église, j'essaie de faire ce qu'il faut et je me retrouve à passer tout mon temps avec un type qui se comporte comme Joseph Smith. »

Nous arrivâmes à Salt Lake City et Wes commença à ressentir ce qui ressemblait à une prémonition – il transpirait, ses mains tremblaient et il semblait incapable de parler d'autre chose que de la possibilité que tout cela se termine dans le sang. « Je sais que je ne le connais que depuis quelques jours », dit-il. « Mais j'étais avec lui dans les moments les plus sombres. Je sais jusqu'où il ira. »

Il relata quelque chose qui surprit tout le monde : « Et même quand l'Église l'a appelé, il n'en a pas démordu. » Il dépeignit, confus, les détails d'un appel dont il dit avoir entendu parler, entre Bundy et un représentant de l'Église mormone, qui lui aurait demandé de mettre un terme à toute l'affaire. Pratt, dont l'arrière-grand-père était un apôtre de Joseph Smith et l'une des figures importantes de l'Église mormone des débuts, prit la parole. « Nous ne sommes au courant de rien », dit-il, « mais peut-être qu'il pense qu'il va être excommunié. » L'Église avait déjà publié un communiqué pour condamner l'occupation, et peut-être Bundy pensait-il qu'elle allait l'abandonner aussi.

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Wes marqua un temps, essayant d'imaginer les choses du point de vue de Bundy. « Donc si on pouvait lui faire parvenir un message de la Première Présidence », dit-il, se référant à la plus haute autorité de l'Église, « juste pour dire : 'nous t'aimons, frère, tu n'es pas excommunié, et nous voulons t'aider à régler ça avant que quelqu'un se fasse tuer' – vous pensez que ça aiderait ? » Le plan semblait plus qu'improbable – arriver au pied levé un dimanche matin pour demander à rencontrer les représentants d'une religion d'envergure mondiale –, mais ils pensaient tous que cela valait le coup d'essayer.

« On se pointe là-bas et on dit qui on est », lance Pratt. « Vous seriez étonnés de savoir à quel point l'Église suit cette affaire. »

Maxfield, toujours au volant, se tourna vers Wes. « OK, est-ce qu'on t'emmène à Manti chez toi pour chercher tes affaires ? » demanda-t-il. « Ou est-ce que tu veux venir à Temple Square ? » – le siège mondial du mormonisme.

Wes serra les dents. « Allons à Temple Square. »

L'histoire de l'Église avait souvent été liée au contrôle des terres, alors déjà que l'aïeul de Pratt, Orson, conduisait les premiers mormons dans la vallée de Salk Lake en 1847. Trois décennies plus tard, lorsque les ancêtres d'Ammon Bundy s'aventurèrent sur la rivière Virgin jusqu'à ce qui constitue aujourd'hui le Nevada, c'était avec le projet de construire à la foi une nouvelle Sion et l'État du Deseret qu'ils souhaitaient fonder – et qui permettrait à l'Église d'exercer un pouvoir politique séculier sans interférence des gouverneurs territoriaux. À l'époque, les mormons de l'Ouest vivaient une quasi-invasion des autorités fédérales, qui réprimaient la polygamie et entamaient la capacité de l'Église à gouverner de façon autonome. Les apôtres et les prêtres étaient arrêtés ou fuyaient les avancées des Marshals, et leurs bureaux étaient emplis d'employés fédéraux décidés à neutraliser le pouvoir politique de l'Église.

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Au refuge de Malheur, des camions conduits par les occupants sont garés devant la pièce qui tient lieu de bureau pour Robert « LaVoy » Finicum.

Deux générations de mormons furent élevées dans l'idée que servir la mission divine de l'Église était synonyme de défiance envers les autorités fédérales. Finalement, l'État fut créé en 1896, mais la dualité mormone – entre défiance envers l'autorité fédérale et croyance profonde dans la mission divine des États-Unis – est une chose que les représentants de l'Église ont eue à gérer depuis. Après les luttes autour de la polygamie, les dirigeants mormons ont changé d'approche et travaillent depuis sans relâche à la constitution d'une église exempte de toute critique. Le style de Bundy est aujourd'hui marginal, mais il s'inscrit dans une histoire qu'aucun mormon de l'Ouest n'a oubliée, et que quelques-uns continuent d'embrasser, même si l'Église fait désormais partie de l'Amérique mainstream. « Certains citoyens ressentent un patriotisme si intense et dévastateur qu'il semble l'emporter sur toute autre responsabilité, y compris la famille et l'Église », déclara Dallin Oaks, l'un des principaux apôtres de l'Église, à une assemblée de la Brigham Young University au début d'une vague d'activités anti-fédérales dans les années 1990. « Je mets en garde ces patriotes qui font partie d'armées privées et se préparent à des conflits armés. Leur zèle patriotique excessif les expose à un effondrement spirituel, car ils se désinvestissent de la société de l'Église. »

Nous garâmes le semi-remorque près de Temple Square, dans le silence glacial et gris du dimanche matin. Les flèches au sommet du gigantesque rectangle du temple étaient encore éclairées – trois d'entre elles représentent la Première Présidence, les remparts qui les entourent symbolisant, comme le dit l'Église, « une séparation d'avec le monde ». Tout, jusqu'aux pavés, était soigné, moderne, bien entretenu – un lieu incongru pour ces cinq hommes crasseux en bottes de cow-boy.

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Nous marchâmes vers un monument où, sur des dalles géantes, l'Église avait inscrit ses principes. Wes me poussa du coude et désigna celle où était inscrit liberté. Nous lûmes la citation qui y était inscrite : la loi et la constitution du peuple doivent être maintenues pour les droits et la protection de toute chair selon des principes justes et sains. que tout homme puisse agir […] selon le libre arbitre moral que je lui ai donné, afin que le jour du jugement, chacun soit responsable de ses propres péchés.

« Comment ça se fait qu'on soit juste arrivés là et que ce soit la première chose qu'on lise ? » demanda Wes. La foi, à ce moment, s'éveilla dans son regard. « Ça ne ressemble pas à une coïncidence. »

Pratt demanda à Wes de dire une prière. Il hocha la tête. « Ce sera la première depuis des années », dit-il. Wes, qui semblait moins libéré de la foi que défini par son rejet, s'effondra presque dès qu'il ouvrit la bouche, sa voix se brisant sur « Notre Père ». Cela dura très longtemps. Il pria pour la sécurité de tous au refuge, pour la famille Bundy, pour la réussite de ce qu'il avait accepté comme sa mission, et pour que « tu apaises la haine qui divise les gens de ce pays ».

Pratt s'approcha de deux gardes et leur dit que nous voulions obtenir une entrevue avec la Première Présidence. Il demandait à rencontrer la plus haute autorité au sein de la complexe hiérarchie de l'Église mormone, une sorte de triumvirat fait d'un président et de deux conseillers choisis par son inspiration divine. Les gardes, qui étaient tous des hommes plus âgés aux costumes gris et coupes de cheveux strictes, le regardèrent comme s'il avait perdu la tête.

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« Nous arrivons directement du refuge Bundy », dit Pratt, lentement. « Et je sais que c'est quelque chose dont l'Église se soucie beaucoup. » (L'Église se refusa à tout commentaire pour cet article.) Les gardes acquiescèrent immédiatement, et nous fûmes soudain entourés de toute part. Ils prirent noms, numéros de téléphone, adresses et informations sur leur affiliation à l'Église, et le groupe resta massé dans le froid, tandis que de jeunes familles propres sur elles, sur leur trente et un, attendaient en file l'office du dimanche. L'un des gardes, le plus jeune, était manifestement fan des Bundy et avait du mal à le cacher – il nous demanda quels groupes de miliciens nous avions pu voir de près et glissa : « Vous savez, ici aussi nous avons des problèmes comme en Oregon. » Les autres lui lancèrent des regards noirs. Ils communiquaient par radio avec les représentants de l'Église, essayant de trouver une solution.

L'animateur radio Pete Santilli, ici accompagné, est aussi accusé de conspiration pour ses activités au refuge.

« Tu dois comprendre, mon gars », dit à Pratt un homme plus âgé et dégarni qui était venu prendre la situation en main. « Il y a une chaîne de commandement. Tu ne peux pas juste débarquer et demander un entretien. »

« Peut-être », dit Pratt. « Mais je suis sûr que vous allez trouver une solution. »

Le chauve semblait dépassé par les événements. « Est-ce que vous pouvez au moins me faciliter la tâche ? faire une demande via votre président de pieu ? » demanda-t-il. « Ce sera un bon début. »

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Wes acquiesça, sans mentionner les problèmes qu'il avait eus avec l'Église par le passé. « Je peux essayer. » Le chauve trouva le numéro. La demande passa du président de pieu aux plus hautes instances de l'Église.

« Il faut que je vous demande », dit le chauve. « Est-ce que vous êtes armés ? »

« J'avais complètement oublié que j'avais un couteau », lui répondit Wes en palpant ses poches. « Je suis vraiment désolé. »

« C'est bon, mon gars », dit le chauve en souriant. « Je ne parlais pas des canifs. »

Ils encouragèrent le groupe à assister à la diffusion hebdomadaire du Chœur du Tabernacle mormon, et Wes sanglota sur le banc tandis que nous écoutions une homélie sur les vertus des dirigeants humbles. « Ce thème non plus n'était pas une coïncidence », dit Maxfield alors que nous sortions.

« Je pensais juste à tous les gens que je connais qui pourraient y passer », dit Wes.

Après quelques heures, nous fûmes convoqués à un étage somptueux, vide et silencieux du Joseph Smith Memorial. Deux représentants de l'Église extrêmement doucereux, qui demandèrent à ne pas être nommés ou cités directement, nous y reçurent. Ils étaient étonnamment à l'aise avec ces hommes aux bottes de cow-boy tout droit sortis d'une guerre agricole, et s'adressèrent à Wes avec indulgence. Leur évidente préoccupation était d'éloigner Wes de Temple Square aussi vite que possible – ils avaient toutes les raisons de penser qu'il était sous surveillance fédérale – mais ils nous gardèrent pendant une heure et demie. Ils refusèrent d'impliquer directement la Première Présidence, mais acceptèrent de contacter le président de pieu de Bundy. La situation était très délicate, le contact devait avoir lieu en secret. « Il ne sait pas que Wes est ici », dit MacFarlane à propos de Bundy. « Ne merdez pas », leur dit-il, « parce que ça aura des conséquences. »

Dehors, Maxfield tournait dans l'Excursion, envahi par une paranoïa grandissante, et nous envoyait des photos de rangées de vans blancs qui s'étaient amassés à quelques blocs. Il semblait maintenant probable que quelqu'un ait contacté le FBI, et Wes s'était résigné à être arrêté. Maxfield amena le camion devant l'entrée et nous grimpâmes en marche. Nous passâmes la nuit dans un motel isolé attenant à une station-essence de Kanosh, dans l'Utah. Wes était inquiet, certain que l'Église avait lancé la police à ses trousses, et se sentait stupide d'avoir envisagé un rapprochement avec la foi qu'il avait tellement tenté de rejeter, et déchiré quant à ce qui se passerait lorsqu'il verrait Bundy. Il avait peur de ne pas pouvoir trouver les mots lorsqu'il le regarderait en face. « Vous devez comprendre », dit-il. « J'étais sa ligne de défense. »

Lorsque la violence qu'il avait anticipée frappa finalement le refuge, Wes sembla craquer.

Le jour suivant, Wes demanda à Pratt de revenir avec lui au refuge. Il voulait dire ce qu'il avait sur le cœur et s'éloigner avant que la violence ne survienne. Au cours des deux semaines passées dans le petit bureau de pierre, je n'avais jamais vu aucun partisan de Bundy le contester, et nous nous demandions comment il le prendrait. Pratt avait du travail et un enfant malade à la maison, mais c'était le genre de proposition qu'on ne pouvait pas refuser – le genre qui serait, si des coups de feu finissaient par être échangés, une question de vie ou mort pour Wes. MacFarlane et lui échangèrent un regard silencieux, et il accepta. Nous louâmes une voiture à Orem, dans l'Utah, et lançâmes Willie Nelson sur la stéréo. « Mammas Don't Let Your Babies Grow Up to Be Cowboys » passait lorsque nous reprîmes l'I-15 en sens inverse.

De retour au bureau du refuge de Malheur, la pièce avait été nettoyée, comme pour signifier que les occupants n'en étaient qu'au début de leur périple. Bundy et les autres venaient de terminer leur réunion matinale, et l'habituelle foule de parasites essayait d'attirer son attention. « On pourrait avoir un moment ? » demanda Wes. Bundy et lui montèrent à l'étage. Après quelques minutes, ils redescendirent lentement. Wes semblait inconsolable et épuisé. « Tout ce qu'il m'a dit c'est d'avoir la foi », dit Wes. « Et : tu ne peux pas vivre dans la peur. »

Il partit faire ses bagages. La conversation avait visiblement eu un effet sur Bundy aussi. Il s'affala sur son bureau, son grand chapeau de cow-boy juché sur le genou – c'était la première fois que je le voyais tête nue plus d'un instant. Il nous appela, Pratt et moi, et demanda ce qui s'était passé. Pratt raconta les grandes lignes et Bundy sourit. « Tu es allé à l'église ? » me demanda-t-il, apparemment surpris. Pratt lui parla des prémonitions macabres de Wes. Quand nous eûmes fini, il était de nouveau campé sur ses certitudes. « On peut garder la tête dans le sable et vivre heureux », nous dit-il. « Ou faire face maintenant, tant qu'on en a la possibilité. C'est ce que le Seigneur veut de nous, et c'est ce que nous faisons. »

Wes prit son AR-15, chargea la Jeep et rentra en Utah.

Lorsque la violence qu'il avait anticipée frappa finalement le refuge – lorsque, le 26 janvier, LaVoy Finicum fut tué après avoir essayé de forcer un barrage routier et de fuir l'opération du FBI dans laquelle Bundy et ses proches furent arrêtés – Wes sembla craquer. Il était perturbé par l'idée qu'il se serait trouvé dans le convoi où Finicum avait été tué s'il était resté, et persuadé, comme beaucoup de ceux qui avaient rejoint le mouvement de Bundy, que le gouvernement avait délibérément tué un cow-boy inoffensif. « Je n'avais pas prévu de me lancer dans une entreprise politique comme ça », m'avait dit Finicum une semaine avant la fusillade. « Mon rêve c'était d'élever mon bétail tranquillement là-haut avec mes enfants », dit-il. « Et quand le monde sombrerait, je dormirais tranquille, parce que je serais là avec mes vaches, ma famille, ma femme. Maintenant, je suis une des plus grosses cibles aux États-Unis – je ne connais pas tous les noms d'oiseaux qu'on peut donner à quelqu'un, mais je crois que je les cumule tous. »

C'était l'image de Finicum que Wes avait en tête, et il commença à parler différemment, de conspirations obscures et de complots d'État. Il sembla regretter d'avoir quitté la confrérie spirituelle que Bundy avait créée. « Les gens peuvent choisir s'ils veulent être là et qui ils veulent suivre », m'avait dit Bundy à propos de son influence sur Wes. « Cette fraternité, c'est ce qui nous maintient ensemble. » Désormais, il était seul avec sa colère.

Duane Ehmer, un partisan d'Ammon Bundy, pose pour les médias nationaux au refuge de Malheur.

Bundy et ses partisans furent jugés coupables d'un ensemble de crimes, de la possession d'armes à la conspiration, tant dans le Nevada qu'en Oregon. Beaucoup d'entre eux encourent des décennies en prison. Cliven Bundy, qui fut arrêté après avoir fui à Portland pour tenter de rendre visite à ses fils en prison, pourrait bien passer le reste de sa vie derrière les barreaux. Un millier de sympathisants et de soutiens issus de milices à travers le pays se rendirent aux funérailles de Finicum à Kanab, dans l'Utah. C'était une cérémonie mormone, et Wes fit partie de la procession à cheval. MacFarlane, Pratt et Maxfield étaient tous venus présenter leurs respects. « C'était [Finicum] que j'étais venu pour sauver », me dit Maxfield. « Mais il pensait qu'Ammon était un genre de prophète. »

Une semaine après l'enterrement, Wes fut arrêté à Salt Lake City. Il conduisait un 5-tonnes militaire tirant une semi-remorque de 16 mètres remplie de fusils, de vêtements de camouflage, et de centaines de cartouches de munitions. Il affirme qu'il déménageait et que rien de tout cela ne sort de l'ordinaire pour un gars de la campagne dans l'Utah. Il fut condamné pour les mêmes motifs que Bundy, et pour avoir introduit une arme dans un bâtiment fédéral. Plus tôt ce jour-là, il m'avait envoyé un texto relatif à l'Église – la foi qui s'était brièvement réveillée sur Temple Square s'était changée en une rage si profonde qu'il peinait à l'exprimer. « C'est comme je disais », m'avait-il dit la dernière fois que nous en avions parlé. « J'ai appelé, et vous n'avez point répondu. »