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FRANCE

Plongée dans le monde des vendeurs d'armes français, la future première industrie du pays

Entretien avec Romain Mielcarek, qui a enquêté sur l'industrie de l'armement pour son ouvrage « Marchands d'armes - Enquête sur un business français ».
Pierre Longeray
Paris, FR
Illustration Sixo dans l'ouvrage Marchands d'armes - Enquête sur un business français (Editions Tallandier)

Dans l'Hexagone, 160 000 personnes travaillent dans l'industrie de l'armement, et dans les deux années qui arrivent, 40 000 autres devraient venir faire grossir les rangs. La France pourrait donc compter plus de personnes qui travaillent pour l'industrie de la défense, que pour l'industrie pharmaceutique ou automobile.

Derrière les deux mastodontes américains et russes, la France trône en troisième place du classement des plus gros exportateurs d'armes au monde (avec 6 pour cent des parts de marché entre 2012 et 2016). Romain Mielcarek, un journaliste indépendant spécialiste des questions de défense, a enquêté sur cette industrie dans son ouvrage Marchands d'armes - Enquête sur un business français (Tallandier).

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VICE News : Y a-t-il une spécificité française de la vente d'armes ?

Romain Mielcarek : Ce qui fait la spécificité de la France, c'est la position politique et diplomatique dans laquelle elle se trouve. En gros, il y a deux très gros vendeurs d'armes, qui jouent dans une autre cour. Puis derrière, il y a une série de pays, qui vont être une troisième voie possible pour les pays clients – afin d'échapper à l'influence des Américains et des Russes.

Parmi ces pays, il y a la France qui compte deux avantages de poids. Premièrement, quand on achète à la France, on sait que le pays ne va pas fixer trop de contraintes politiques ou morales – en gros, les Français ne vont pas chercher à imposer publiquement leurs contraintes aux clients. Deuxièmement, la France est un des rares pays à fabriquer à peu près tout.

L'industrie de l'armement française est donc totalement autonome ?

Le ministère de la Défense estime que l'on est capable de fabriquer environ 97 pour cent des matériels dont on a besoin. On est donc capable d'exporter à peu près tout ça, à l'exception de tout ce qui touche au nucléaire et à certaines technologies de pointe. On est capable de vendre des avions de combat, toutes les gammes de navires, des hélicoptères, etc… On exporte peu d'armes légères, type fusils, fusils de précision, parce que ça finit facilement entre de mauvaises mains. Et cela ne rapporte pas grand-chose.

Dans les 3 pour cent restant, que reste-t-il ?

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Ce que l'on n'arrive pas à fabriquer, ce sont les drones de taille intermédiaire – que l'on utilise pour faire du renseignement. Donc un pays qui voudrait un drone armé, il est obligé d'aller voir ailleurs qu'en France. On ne sait pas non plus construire les catapultes qui permettent de projeter les avions depuis les porte-avions – seuls les Américains savent le faire. Donc une pièce comme celle-là, qui est indispensable pour faire fonctionner tout un porte-avions, seulement les Américains la fabriquent.

Est-ce que cet état de fait ne pourrait pas un jour se retourner contre la France ?

C'est vrai que quand on parle de l'industrie de l'armement, on pense à l'export, aux clients problématiques, mais on oublie souvent que le premier client de la France, c'est la France. L'objectif est donc de pouvoir fabriquer à peu près tout pour ne pas être dépendant d'un pays tiers, ou se retrouver dans une situation difficile en cas de crise diplomatique avec ce pays.

La question s'est déjà posée en 2003, quand la France a refusé de participer à l'invasion de l'Irak avec les États-Unis. Au plus haut niveau, certains ont craint un chantage à l'armement, et ce serait pour ça qu'on a envoyé des forces spéciales en Afghanistan – pour signifier aux Américains que l'on restait un allié de premier plan. Si demain on se braquait fortement avec Donald Trump, pas dit qu'on puisse continuer à faire voler nos drones [achetés sur catalogue aux Américains] au Sahel par exemple.

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Y a-t-il une éthique de la vente d'armes ?

À l'échelle des organisations, l'éthique est plus un argument commercial qu'autre chose. Cela permet notamment d'imposer des contraintes à ses concurrents. Quand les industriels français disent « Nous, on veut lutter contre la corruption et plus de transparence au niveau mondial », c'est surtout pour imposer les mêmes règles à tout le monde. Par exemple, en France, on n'a pas le droit de poser des valises de cash sur la table, ni de recourir à des intermédiaires. Le problème, c'est que d'autres, comme les Chinois par exemple, n'ont pas ces contraintes éthiques.

À l'échelle des individus, je n'ai croisé personne qui ne se pose pas de questions. Certains répondent de manière expéditive en disant travailler pour un État démocratique et oeuvrant pour la sécurité collective. D'autres sont un peu plus tourmentés par leur métier et espèrent que ces armes serviront plutôt à faire le bien. Enfin, il y a une dernière situation, c'est celle des gens qui ne trouvent pas de travail dans leur secteur préférentiel et qui se retrouvent à travailler dans l'armement – comme cet ingénieur que je cite dans le livre, qui voulait travailler dans les énergies renouvelables et qui se retrouve à bosser sur des technologies liées aux drones militaires aériens.

Malgré cette recherche de l'éthique, une face sombre de la vente d'armes perdure pourtant en France…

Il y a parfois des dérives, notamment sur la question de l'usage final des armes vendues. Quand on vend des armes à un pays, le pays dit à quoi elles vont servir, et s'engage à ce qu'elles ne servent pas à autre chose, ni à quelqu'un d'autre. Le cas typique, ce sont des véhicules terrestres vendus par la France à l'Égypte, qui devaient servir à l'armée pour se battre contre l'organisation État islamique dans le Sinaï. Mais en fait, certains de ces équipements et véhicules ont servi à réprimer violemment des manifestations. On a donc vendu du matériel militaire qui a servi contre la population égyptienne.

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L'autre grand dossier, ce sont les problèmes de corruption, qui ont émaillé l'histoire de France. À une époque, on avait recours aux rétrocommissions, mais cela ne se fait plus. Tout ça est contourné aujourd'hui grâce une nouvelle technique : on va monter un cabinet d'audit et puis facturer une fortune une étude un peu bidon. C'est comme ça désormais que l'argent va circuler.

Dans votre livre, vous citez un économiste qui estime que les ventes d'armes réalisées par la France ne sont pas de très bon augure pour son économie. Pourquoi donc ?

Il y a deux manières de voir les choses. Il y a le point de vue des parlementaires français, de l'industrie, de l'État, des grands ministères, qui disent que l'industrie de défense c'est génial parce que cela génère de la balance commerciale positive, des emplois, de la recherche et de la technologie. Mais il y a une autre manière de voir les choses : si cela continue sur le même rythme, on risque de se retrouver dans une situation où la France va être un vendeur d'armes et ne va plus être que ça.

Si l'argent investi dans l'armement avait été injecté autre part, la France aurait pu être compétitive dans d'autres secteurs. Il y a donc de vraies questions à se poser au niveau sociétal : Quel est le modèle de pays qu'on veut ? Veut-on être un pays qui vit de la guerre ou un pays qui propose autre chose ?


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