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Crime

Portes ouvertes dans un centre de don du corps à la science

Aux États Unis, les dons de corps se font dans le plus grand flou. Certains militent pour une meilleure réglementation du secteur.
Un cadavre pris en charge dans le centre (VICE News)

Attention : cet article présente des images choquantes


La première incision est faite au niveau de la gorge. Le scalpel 60 mm perce la chair juste sous le cou, et coupe à travers les muscles. En quelques secondes, seule la colonne vertébrale relie la tête au torse, et le scalpel est remplacé par un ostéotome — un ciseau qui permet de fendre l'os.

Le bout de l'ostéotome est inséré dans la plaie et vient reposer contre l'une des vertèbres. Il faudra 33 coups assourdissants de marteau pour parvenir à rompre la colonne vertébrale. Détachée, la tête est alors emportée avec précaution.

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Ensuite, c'est au tour des bras, qui sont séparés du corps au niveau des épaules. D'abord celui de gauche, puis celui de droite. Des flaques de sang apparaissent sur la table en acier, et se vident dans un égout situé aux pieds du cadavre. Revêtus de combinaisons bleues et de masques qui laissent entrevoir seulement leurs yeux, deux techniciens recousent les plaies et nettoient le cadavre à l'eau. Ils entourent le corps d'une alèse et l'emballent dans un drap en plastique épais. La tête, elle, sera emballée séparément.

La collecte d'organes — que nous venons d'observer avec Shane Smith le fondateur de VICE — dure 30 minutes. Nous sommes à Research for Life — un centre de don des corps de la ville de Phoenix, dans l'état de l'Arizona.

**Attention : **cette vidéo présente des images choquantes.

La tête et le torse du donneur serviront à l'enseignement et à la recherche médicale ; les bras seront incinérés, et les restes de la crémation (les cendres) seront ensuite remis à la famille. Mais les corps légués à la science aux USA ne sont pas toujours manipulés avec autant de soin et d'attention. Si le département américain de la Santé et des services sociaux réglemente le traitement des organes et tissus destinés aux greffes, ceux qui sont légués à l'enseignement et la recherche médicale échappent plus ou moins à toute surveillance gouvernementale.

Cela pose parfois problème. Certains de ces problèmes ne sont que de simples malentendus — par exemple, des personnes lèguent leur corps à la recherche médicale et leurs familles découvrent ensuite qu'ils ont servi à des crash-tests de voitures ou aux essais balistiques de l'armée. Mais il y a également une dimension plus grave du problème… On recense des cas de médecins légistes qui vendent les tissus de victimes d'homicides sur un marché noir, il y a la revente de tissus humains infectés par le VIH, ou encore des opérateurs funéraires qui revendent des parties de corps qu'ils étaient censés incinérer.

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« Si le secteur ne réussit pas à relever le niveau de professionnalisme, le public ne va pas avoir confiance, et c'est la médecine dans son ensemble qui va en pâtir », nous explique Garland Shreves, le PDG et co-fondateur de Research for Life. « Protéger les consommateurs, c'est protéger l'industrie. Nous devrions tous être soumis aux réglementations. »

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Des milliers de personnes aux États-Unis lèguent chaque année leur corps à l'enseignement et à la recherche médicale, ainsi qu'aux banques de tissus. La demande de tissus pour l'enseignement et la recherche médicale augmente au rythme des avancées médicales — les nouveaux équipements et les nouvelles procédures doivent être mis à l'épreuve, et les médecins doivent apprendre à se servir de ces équipements et à effectuer ces procédures.

D'après le Uniform Anatomical Gift Act (UAGA) — une loi qui régit le don d'organes — toute vente ou achat de tissu humain est un crime. Par contre, réclamer « un montant raisonnable pour la collecte, le traitement, la préservation, le contrôle de qualité, le stockage, le transport, la transplantation ou l'élimination d'une partie du corps » est autorisé. Les centres de dons comme la société privée Research for Life (il existe également des banques de tissus sans but lucratif) ont recours à un système de facturation des prestations. Les clients (universités, hôpitaux, fabricants d'équipement médical, établissements de formation en chirurgie) facturent les prestations telles qu'elles sont définies par l'UAGA.

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Reste à savoir ce qui constitue une « somme raisonnable » pour préparer un cadavre. Shreves considère que son entreprise est aujourd'hui la deuxième banque de tissus des États-Unis — même s'il n'existe pas de classement officiel. Selon Shreves, Research for Life touche environ 2 500 dollars par cadavre et accepte environ 1 000 cadavres par an. Mais ce ne sont pas les cadavres eux-mêmes qui assurent la rentabilité de l'entreprise. Les revenus proviennent surtout de la formation — de la location de salles de classe et d'équipement médical dernier cri, permettant ainsi aux clients d'utiliser les tissus sur place.

« Il y a beaucoup de gens qui nous reprochent d'être aussi transparents et nous, nous disons : assez », explique John Cover, chef des opérations et co-fondateur de Research for Life. « Nous voulons être transparents et aider les gens à mieux comprendre le secteur. »

Quatre fois par an, l'entreprise ouvre ses portes au public et organise des visites guidées de ces locaux. Les visiteurs peuvent également se rendre dans la salle où les cadavres sont traités ainsi que dans la chambre froide. Shreves nous a fait la visite guidée

L'un des plus gros scandales dans ce domaine a éclaté en décembre 2013, lorsque le FBI a perquisitionné un entrepôt dans la ville de Detroit. Il appartenait à un certain Arthur Rathburn. À l'intérieur, le FBI a retrouvé plus de 1 000 parties de corps congelés. D'après un tribunal fédéral, l'entreprise de Rathburn — International Biological Inc. — aurait acquis des corps auprès de plusieurs sources, qu'elle aurait ensuite revendus à d'autres clients à des fins d'enseignement médical.

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Cela n'est pas, en soi, illégal. Mais selon le verdict, Rathburn et sa femme Elizabeth ont vendu à leurs clients les corps de personnes ayant testé positif au VIH et à l'Hépatite C ou B, sans leur révéler que le tissu était potentiellement infectieux.

Les Rathburns auraient fourni une tête avec son cou infectés par l'Hépatite C à un programme de formation du Massachusetts intitulé « Avancées en Périodontologie ». D'après le tribunal, le couple aurait reçu un versement de plus de 13 000 dollars en échange de la tête. Ils auraient également touché plus de 55 000 dollars pour avoir fourni un corps infecté par le VIH et l'Hépatite B à la Société Américaine des anesthésistes.

Le verdict ne précise pas quels services ont été facturés par les Rathburn, mais pour Shreves, ces montants sont « de la folie ». Pour lui, le montant ne concerne qu'en partie les corps, le reste correspondant vraisemblablement à la location d'équipement médical.

La chambre froide du couple ressemblait, elle, à une scène de film d'horreur. Selon le tribunal, les Rathburn n'ont pas su respecter les précautions de sécurité les plus élémentaires pour prévenir l'infection de tissus sains par des tissus contaminés. Apparemment, Rathburn découpait les corps à la tronçonneuse et empilait les têtes les unes sur les autres dans des congélateurs maculés de flaques de sang et de fluides corporels.

Rathburn et sa femme ont tous deux été arrêtés, et en janvier, ils ont été reconnus coupable par un grand jury de 13 chefs d'inculpation. Elizabeth a accepté de témoigner contre son mari et a demandé le divorce. Il est actuellement en prison, dans l'attente de son procès.

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L'enquête du FBI — menée par la division de Detroit sur la base d'un renseignement — ne concerne pas seulement Rathburn. Elle implique également plusieurs autres banques de tissus dans l'État du Michigan, de l'Illinois et de l'Arizona qui, selon la porte-parole du FBI Jill Washburn, « travaillaient souvent ensemble ». En octobre, un dénommé Stephen Gore a avoué diriger un centre illégal de dons de corps au Biological Resource Center, à Phoenix. Le centre a été fermé en 2014, à la suite d'une perquisition du FBI. Le but de l'enquête en cours, explique Washburn, est « d'éliminer la face clandestine du secteur ».

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« Il y a plus de réglementation concernant le transport d'une tête de laitue que pour une tête humaine », explique le Dr Todd R. Olson, ancien directeur du Programme de Don Anatomique à l' Albert Einstein College of Medicine in New York, dans un entretien avec le Dallas Morning News en 2007. À l'époque, les autorités s'étaient aperçues qu'un tracteur arrêté dans le Texas pour excès de vitesse transportait environ 25 têtes humaines.

Olson a expliqué à Shane Smith en interview que les choses n'ont pas beaucoup changé depuis.

New York, l'Oregon et la Floride ont tous les trois des lois qui réglementent l'octroi de licence pour les banques de tissus non voués à la greffe. Mais aucune de ces lois n'autorise les autorités à inspecter un centre sans préavis. Ce mois-ci, l'État de l'Arizona a introduit des règles plus strictes.

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Doug Ducey, le gouverneur de l'Arizona, a promulgué une nouvelle loi qui exige une licence officielle aux centres — elle est donnée par le département des services de santé de l'Arizona — et qui les soumet à des inspections sans préavis. Shreves voudrait que cette nouvelle législation serve de modèle aux autres États.

Shreves et Cover, qui ont participé à la rédaction du nouveau texte de loi, auraient préféré que les nouvelles règles soient plus détaillées. Par exemple, la version originale du texte prévoyait une réglementation pour les programmes de dons universitaires — clause qui n'a pas été retenue dans la version finale.

« On ne voulait pas pénaliser les université, [le but] était surtout d'éliminer les mauvais prestataires », explique Regina Cobb, représentante de l'État, qui a co-parrainé le projet de loi. « Les universités sont plutôt rigoureuses par rapport à ce qu'elles ont le droit et ce qu'elles n'ont pas le droit de faire aujourd'hui."

Mais les programmes universitaires de dons des corps n'ont pas été épargnés par les scandales. En 2002, le superviseur du programme de dons du département médecine de l'université de Texas à Galveston, s'est retrouvé accusé de vendre au noir des tissus humains — y compris des ongles de doigts de mains et de pieds.

En 2004, l'Université de Californie à Los Angeles (UCLA) a suspendu son programme de dons des corps lorsqu'il s'est avéré que des cadavres voués à l'enseignement médical avaient été revendus de manière illégale à des clients externes. Le directeur du programme et un vendeur de tissus humains non-affilié à l'université ont été condamnés à de la prison après avoir empoché plus d'un million de dollars grâce à leur magouille. L'université a été forcée d'admettre qu'elle avait perdu des centaines de cadavres.

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En février, l'université George Washington a annoncé avoir mis fin à son programme de dons de corps après s'être aperçue que l'établissement était incapable de faire parvenir les cendres des défunts à leurs familles. La personne responsable du programme a été licenciée.

« L'accréditation médicale des établissements universitaires où l'on enseigne la médecine ne prend pas en compte les programmes de dons », explique Shreves.

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L'Association Américaine des Banques de Tissu (AATB) est la principale organisation responsable de l'accréditation au sein du secteur. (L'Association Américaine d'Enseignement et de Recherche Médicale fournit également des licences). D'après son site, l'AATB aurait homologué plus de 100 banques de tissus aux États-Unis, même si la plupart de ces établissements fournissent des tissus voués à la greffe plutôt qu'à la recherche et à l'enseignement médical.

Mais l'accréditation se fait sur la base du volontariat, et nombre de banques et d'individus continuent à récolter et fournir des tissus sans aucune affiliation avec l'AATB.

« L'AATB travaille avec un certain nombre d'organisations mais il existe aussi des [organisations] rebelles qui récoltent des tissus, » explique Aurthur Caplan, un professeur au Centre Médical Langone de New York University, où il dirige le département de bioéthique. "C'est vraiment important de s'assurer qu'on a une licence : si on veut récolter [des tissues], il faut être enregistré comme organisme de prélèvement d'organes… Les départements de la santé de chaque état devraient pouvoir se présenter [pour une inspection] sans préavis."

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Le site d'AATB note que son programme d'accréditation ne pose pas de règlement « Il ne dit pas aux banques membres COMMENT se conformer [aux directives], mais plutôt QUELS RÉSULTATS sont attendus. » Les banques de tissus homologuées sont inspectées pendant 48 heures, mais les inspections sont organisées à l'avance. Une fois qu'une banque de tissus est homologuée, elle est tranquille pendant trois ans.

« Nous soutenons [la loi de l'Arizona] », explique Melinda Ellsworth, vice-présidente des dons à Science Care — la deuxième banque de tissus du pays, qui est située à Phoenix. « Toute réglementation est une bonne chose en ce qui concerne les nouveaux-venus sur le marché, mais pour nous, les réglementations de l'AATB sont les plus strictes en vigueur aujourd'hui."

Nous n'avons pas pu parler à un responsable de l'AATB, mais dans un communiqué, l'organisation nous a fait connaître sa position sur les mesures mises en place au niveau des États. Pour l'AATB, « une législation propre à chaque état, qui exige que toute organisation de dons anatomiques non voués aux greffes obtienne et maintienne son accréditation auprès de l'AATB serait dans l'intérêt général ».

La loi en vigueur dans l'Arizona prévoit que les banques de tissus déjà homologuées par l'AATB obtiennent automatiquement leur licence officielle, et qu'elles soient désormais assujetties à des inspections sans préavis.

« La loi protège le public des mauvais prestataires », note Shreves. « On ne peut plus autoriser les gens à utiliser des outils de Bricomarché ou à exposer les gens à des pathogènes mortels… Ce qui motive le don est tellement noble, et nous devons relever le défi qui est de gérer [ces dons] de la meilleure manière possible. C'est la moindre des choses. »


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Cet article a d'abord été publié sur la version anglophone de VICE News.

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