FYI.

This story is over 5 years old.

islamophobie

J’ai participé à un rassemblement pro-islamophobie avec mon hijab

Ce qui m’a le plus frappée, c’est leur sentiment d’être des victimes. Chacun a pris soin de signaler que, dans tout ce débat sur l’islamophobie, on s’en prend à eux en les privant du droit de dire combien ils détestent les musulmans.

J'ai toujours vécu au Canada, dans une relative placidité canadienne. J'ai grandi dans une famille de la classe moyenne, mon père a été fonctionnaire pour le gouvernement fédéral pendant 20 ans. Mes parents sont des réfugiés somaliens, mais, bien que j'aie été confrontée à ma part de racisme et d'islamophobie, j'ai été en général entourée de personnes ouvertes d'esprit à l'école, dans mes études et au travail. La montée de Trump et du suprématisme blanc n'a pas d'effets dans ma vie de tous les jours; je n'observe le phénomène que par l'entremise d'internet. En dehors des vidéos de partisans de Trump, des discours de Richard Spencer et de commentaires de racistes sur Twitter, je n'ai pas été confrontée au mouvement d'extrême droite qui haït mon existence. (Quoique j'aie vite appris que les adeptes de ces mouvements croient qu'ils ne haïssent pas les musulmans : ils ne détestent que l'islam, insistent-ils, et ils luttent pour leur droit de haïr.)

Publicité

J'ai toujours été curieuse de savoir ce qui se passerait si je participais à un rassemblement de l'extrême droite, tout comme j'ai toujours été curieuse de savoir ce qui se passerait si je me retrouvais face à un animal sauvage dangereux. Oui, j'ai vu assez de documentaires de National Geographic pour savoir qu'un grizzli pourrait me dépecer en un rien de temps, mais un suprémaciste blanc pourrait-il en faire autant? Après avoir été informée d'un événement, j'ai décidé d'y participer, juste pour voir (et idéalement en tirer un bon article).

Donc, à peine deux semaines après que six musulmans ont été tués dans une mosquée de Québec, je me suis retrouvée dans un rassemblement à Toronto organisé par un média en ligne dans la lignée de Breitbart, The Rebel. Ce rassemblement qualifié par les organisateurs de « manifestation urgente pour la liberté d'expression » pourrait aussi être décrit comme une manifestation anti-anti-islamophobie (ou pro-islamophobie?). Beaucoup ont participé — plus de 1000 personnes avaient confirmé leur présence sur Facebook — malgré le changement d'emplacement parce que l'hôtel choisi a cédé à la pression populaire et décidé de ne plus les accueillir.

Pour les lecteurs de The Rebel, il y a toujours urgence de défendre la défense de la liberté d'expression. Le média fait fréquemment des parallèles (désespérément incorrects) entre le Canada d'aujourd'hui et 1984 de George Orwell. Aujourd'hui, on se réunissait en réaction à une motion d'une députée libérale, Iqra Khalid, contre l'islamophobie. Cette motion de 175 mots, M-103, vise notamment à « établir une approche pangouvernementale pour la réduction ou l'élimination du racisme et de la discrimination religieuse systémiques, dont l'islamophobie ». On espère répondre à l'islamophobie par « l'adoption de politiques fondées sur les faits ». Essentiellement, elle a pour but de contextualiser l'islamophobie en analysant les crimes haineux.

Publicité

En tant que Canadienne musulmane, j'applaudis cette motion pour plus d'une raison. Une volonté comme celle-ci aurait pu prévenir la tuerie à la mosquée de Québec (l'auteur était un troll d'extrême droite connu), et depuis trop longtemps le gouvernement ne reconnaît pas la menace unique à laquelle est confrontée la minorité musulmane.

Par contre, pour les participants au rassemblement, la motion n'est rien de moins qu'une loi pour priver la population de son droit de haïr l'islam : il s'agirait en réalité d'une loi anti-blasphème contre les patriotes contraire aux valeurs canadiennes. Ceux qui ont pris la parole ont clairement affirmé que, si cette motion est adoptée, les Canadiens seront bientôt assujettis à la charia. Presque exactement comme l'avait prédit Orwell dans 1984!

Le rassemblement s'est tenu au Canadian Christian College, un établissement d'enseignement évangélique dont je n'avais jamais entendu parler. Une dizaine de minutes avant l'heure prévue du début, mes trois collègues et moi sommes entrés dans l'édifice et des agents de sécurité ont fouillé nos sacs et nos manteaux. Pendant que nous essayions de nous trouver des places, non sans mal, le créateur de Rebel Media est venu nous voir pour nous demande ce que nous faisions là : un groupe de trois personnes dont une musulmane de couleur qui porte le voile (moi) et un gars avec des tatouages au cou ne sont certainement pas des leurs. Après lui avoir assuré que nous n'étions pas des militants, mais des journalistes, nous avons pu nous asseoir au milieu d'une foule uniformément blanche.

Publicité

En regardant cette marée d'environ 1000 personnes, je n'étais pas trop certaine de savoir ce que je devais chercher. La salle ressemblait à l'intérieur d'une église. J'étais entourée de gens qui probablement me haïssaient et j'avais l'impression sans en être sûre que beaucoup d'entre eux jetaient des coups d'œil vers moi. « Est-ce que tout le monde me regarde? » Mes collègues ont confirmé : « Euh, oui. »

L'animatrice, une personnalité de Rebel Media, est montée sur scène peu après et la foule a été vite galvanisée. Cette jeune brunette faisait réagir l'assistance en répétant des phrases que j'avais entendues dans des vidéos en ligne. Elle a parlé du gouvernement qui muselait les patriotes et d'un choc des civilisations. Tout au long de son discours et des autres qui ont suivi, je ne pouvais m'empêcher de relire la motion, que j'avais imprimée pour m'y référer. Il me paraissait évident que la plupart des participants ne connaissaient pas du tout le vrai texte de la motion. Si vous avez lu M-103, vous savez que son seul objectif est de recueillir de l'information et des données sur les crimes haineux envers les musulmans pour trouver des moyens d'aider à assurer leur sécurité. Si ça se trouve, cette motion était la meilleure chose qui pouvait arriver pour The Rebel : elle aide le média à perpétuer le mythe voulant que les valeurs canadiennes soient en danger.

J'ai vite compris que chaque discours serait à peu près identique aux précédents pour exciter l'assistance. Comme dans le documentaire Jesus Camp, mais plutôt que des enfants ce sont des Canadiens ordinaires qui ne pouvaient pas comprendre ou ne voulaient pas comprendre une motion de 175 mots. Des fois, c'était impossible de ne pas rire. Quelqu'un a dit que Justin Trudeau aimait visiter des mosquées vêtu d'une abaya, un vêtement de femme. Tant pis : c'est d'une raison de s'énerver. Plus tard, après de la gymnastique mentale digne d'une médaille d'or olympique, un autre a déclaré : « J'ai une fille et je ne veux pas qu'elle porte la burka. » Tout le monde s'est aussitôt tourné vers moi.

Publicité

J'ai compris à quel point ils sont vraiment sérieux. Ils croient sincèrement que le Canada, l'un des pays les plus démocratiques au monde, se dirige lentement vers l'adoption de la charia. Qu'aucun d'eux n'ait étudié l'islam ou ne connaisse l'arabe, aucune importance : après tout, ils sont là pour revendiquer « le droit de haïr » comme l'a lui-même dit l'un d'entre eux.

Ce qui m'a le plus frappée, c'est leur sentiment d'être des victimes. Chacun a pris soin de signaler que, dans tout ce débat sur l'islamophobie, on s'en prend à eux en les privant du droit de dire combien ils détestent les musulmans. Personne n'a mentionné les victimes innocentes de l'attentat à la mosquée de Québec, et ce, même si l'auteur avait abondamment montré dans ses commentaires en ligne qu'il partageait les points de vue soutenus à ce rassemblement. Je ne pouvais pas m'empêcher de me demander s'ils savaient que les groupes extrémistes comme État islamique ou Al-Shabab font plus de victimes parmi les musulmans que toute autre communauté.

En tant que Canadienne d'origine somalienne qui compte de la famille en Somalie, je connais trop bien la menace que représentent l'extrémisme et le terrorisme. À plusieurs reprises, mes parents ont appris par téléphone la mort d'un proche. Ces appels sont si fréquents que maintenant mes parents réagissent à peine, ils prient et passe à autre chose. L'an dernier, un attentat a tué un homme que je connais depuis toujours alors qu'il dormait dans une chambre d'hôtel. Un de mes cousins a essayé de rejoindre Malte il y a quelques années et on n'a plus jamais eu de ses nouvelles. Par ailleurs, il y a dans chaque importante mosquée que j'ai visitée au Canada des livres contre l'extrémisme. Bien entendu, tout ça n'a aucune importance pour ceux qui participent à ce rassemblement. Leur raisonnement circulaire est impénétrable.

Vers la fin des discours, mes collègues et moi avons décidé d'essayer de nous mêler aux participants. Le créateur de Rebel Media nous a vus et y a vu l'occasion de crier depuis la scène que VICE News n'avait pas couvert un sujet qu'il jugeait important (l'arrestation d'Antonio Padula, un Montréalais accusé de discours haineux, dont VICE avait pourtant parlé à plusieurs reprises). En réaction, la foule nous a hués et a scandé « Fausses nouvelles! »

Sortis de là, nous nous sommes demandé si ce qui venait de se passer était bien réel. Suis-je vraiment allée à un rassemblement de personnes qui revendiquent le droit de me haïr et de haïr ma famille deux semaines après un attentat contre des musulmans? Je suis rentrée et j'ai raconté ma soirée à mes parents. « Ils nous haïssent et vont toujours nous haïr », a répondu ma mère. « Ce n'est rien de nouveau. »