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FRANCE

Tout le monde les avait oubliés — Comment des obus de la Première guerre mondiale ont pollué des récoltes dans la Meuse

1,5 million d’obus chimiques ont été détruits il y a cent ans là où aujourd’hui on cultive du maïs, du blé et de l’orge. Sept fermiers sont touchés.
Vue satellite des terrains polluées, via Google Maps.

Un site de destruction d'obus, où plus de 1,5 million de ces projectiles ont été démantelés à la fin de la première Guerre mondiale (1914-1918), a été redécouvert dans le département de la Meuse (est de la France), ont annoncé les autorités ce lundi matin. Ce site se trouve sur des terres agricoles, cultivées depuis des dizaines d'années, dont les récoltes ont été interdites à la consommation pour raison de sécurité sanitaire à partir de début juillet.

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Les zones sur lesquelles ces démantèlements ont eu lieu sont regroupées sur trois sites proches les uns des autres, sur les communes de Muzeray, Vaudoncourt et Loison. Elles se trouvent non loin de la ville de Verdun, qui a donné son nom à la célèbre bataille de Verdun en 1916, l'une des batailles les plus meurtrières de la Grande guerre. Près de 300 000 Allemands et Français y sont morts.

Du plomb, de l'arsenic

Les premières analyses des prélèvements faits par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) sur les trois zones concernées ont révélé la présence de métaux — arsenic, plomb, zinc — d'explosifs (TNT), et des produits industriels issus de la destruction des obus. En tout, 1,5 million d'obus chimiques et 30 000 obus explosifs ont été détruits par ce centre de traitement entre 1919 et 1926. Ces analyses ont été menées entre avril 2014 et mars 2015 nous explique ce mardi une porte-parole de la préfecture de la Meuse.

« À la fin des deux guerres mondiales, les obus qui n'avaient pas été tirés ont été confiés à des "recycleurs" qui opéraient une destruction rudimentaire et récupéraient les métaux, » nous a expliqué ce mardi après-midi l'association de protection de l'environnement Robin des Bois, à l'origine d'une vaste étude sur les déchets de guerre en France, publiée en 2013.

Selon les informations du journal local l'Est Républicain, qui a dévoilé le premier cette affaire en fin de semaine dernière, près de 100 hectares de parcelles agricoles sont concernées. À ces endroits, la société privée Clere & Schwander a commencé en 1919 à réunir les obus. Puis, entre 1920 et 1926, la compagnie a détruit ces obus par « brûlage, pétardement, démontage et vidange », selon les explications du communiqué transmis à VICE News par la préfecture, qui a organisé une conférence de presse sur le sujet lundi en fin de matinée. La première prise de parole depuis la décision de l'interdiction de consommation des récoltes en juillet.

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L'un des maires des territoires concernés, contacté par téléphone ce vendredi après-midi par VICE News, a affirmé qu'il n'avait pas été mis au courant de l'affaire avant qu'elle ne sorte dans les médias, en fin de semaine dernière.

Destructions sans précaution

Des échantillons de blé, d'orge, de maïs et de lait — des vaches ont pu ingérer quotidiennement de faibles quantités de terres polluées — ont ensuite été prélevés dans les champs concernés à l'initiative de la préfecture. Les analyses réalisées sur ces prélèvements révèlent que toutes les substances qui disposent d'un seuil réglementaire inscrit dans la loi (tels que les dioxines ou le plomb par exemple) ne dépassent pas ce seuil.

En revanche, pour d'autres substances détectées dans ces prélèvements (traces métalliques, explosifs…), aucun seuil réglementaire n'est prévu. Par précaution, les autorités veulent les analyser plus en avant afin de déterminer leur dangerosité pour la santé. Cette deuxième phase d'analyse devrait durer six mois, a indiqué la préfecture.

Contacté par VICE News ce mardi matin, l'historien François Crochet, professeur à l'Université de Lorraine-Metz et membre du conseil scientifique national de la mission du centenaire de la Grande guerre, rappelle que « Dans les années 1920, les pouvoirs publics n'avaient pas du tout les mêmes préoccupations écologiques et de sécurité qu'aujourd'hui. » Selon lui, « Les destructions des années vingt se sont faites sans grandes précautions, comme de coutume à l'époque. »

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Récoltes sous séquestre

En attendant les résultats, les cultures des agriculteurs doivent rester sous séquestre. Cette situation dure depuis juillet dernier, date à laquelle un arrêté préfectoral, passé inaperçu jusqu'ici, a décidé de l'interdiction. « En raison de la suspicion de contamination, les productions agricoles végétales sur pied ou récoltées depuis le 1er juillet 2015 […] sont consignées sous la responsabilité de l'exploitant jusqu'à obtention de garanties sanitaires, » est-il écrit dans le communiqué. Selon l'Est Républicain, l'équivalent de 150.000€ de lait aurait déjà été jeté.

VICE News a contacté lundi soir un des agriculteurs concernés par les interdictions. Interrogée sur sa situation, cette personne qui souhaite rester anonyme nous a dit ne pas vouloir s'exprimer en attendant d'avoir plus d'informations sur l'avenir de ses terres et de ses récoltes. Toutefois elle nous confie que la situation est « difficile à comprendre et à expliquer », et source de stress.

D'après nos informations, les agriculteurs n'ont pas encore reçu d'indemnisation, même si des promesses ont été faites en ce sens. Les agriculteurs devraient être reçus par les services de l'État en fin de semaine, ce qui devrait leur permettre d'en savoir plus sur l'avenir de leur situation.

La préfecture de la Meuse nous a confirmé la tenue d'une réunion "très prochainement" entre agriculteurs et services techniques. La préfecture a, de plus, indiqué lundi matin que les agriculteurs seraient indemnisés « à hauteur de leurs pertes » et que 210 000 euros seraient versés dès novembre 2015 par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME), qui dépend du ministère de l'Écologie.

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Un site oublié

Comment l'existence d'un site d'une telle ampleur, dont les conséquences potentiellement dangereuses pour la santé étaient prévisibles, a-t-elle pu être oubliée et effacée de la mémoire collective ? « Les institutions ont peu de mémoire quand il y a successivement des superpositions de compétences, » nous a expliqué l'historien François Cochet.

L'association Robin des bois, se montre quant à elle plus sévère. Elle estime que « Ces "oublis" sont dus à des manquements des administrations dans leur devoir de mémoire et d'inventaire mais aussi à la volonté commune de tourner la page. »

« Même s'ils sont tardifs, les efforts de dépistage ordonnés par les pouvoirs publics sont positifs et doivent être maintenus et développés, » a toutefois réagi l'association. « Nous pensons que d'autres sites de ce type encore méconnus existent sur l'ensemble du territoire français, et notamment en Lorraine. »

La Place à gaz

Les recherches qui ont conduit à la découverte de cette zone de démantèlement d'obus sont parties d'un autre site de destruction de ces projectiles, identifié dans les années 2000, et opportunément surnommé la « Place à gaz ». Sur cette clairière de 1 000 mètres carrés, qui se trouve dans une forêt à quelques kilomètres seulement du nouveau site, aucune végétation ne pousse. Des obus chimiques allemands y ont été brûlés à la fin de la première Guerre mondiale par une société mandatée par le Ministère de la Guerre, près de 200 000 obus selon certains médias.

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L'attention des autorités a été attirée sur le lieu — où chasseurs et garde forestiers avaient l'habitude de faire une halte — par deux scientifiques allemands, Tobias Bausinger et Johannes Preuß, professeurs à l'Institut géographique de l'université de Mayence, qui publient en 2007 une étude à partir de prélèvements réalisés dans la clairière. Ils révèlent une contamination sévère du sol à l'arsenic.

En 2012, après une nouvelle étude du BRGM, la clairière est finalement clôturée et interdite d'accès. En fouillant dans des archives du site de la place à gaz, le BRGM découvre des informations qui mènent au site de Clere&Schwander. "Cette zone ressortait de certains documents" nous a ainsi expliqué une porte-parole de la préfecture de la Meuse.

En 2007 déjà, interviewé par la radio allemande Deutschlandfunk, le scientifique Tobias Bausinger estimait que d'autres zones polluées similaires à celle de la Place à gaz devaient exister dans les environs de l'ancienne zone de front. Selon lui, le danger était précisément que des terres polluées soient exploitées pour l'agriculture, par méconnaissance du passé des sites.

Contacté par VICE News ce mardi midi, le scientifique Tobias Bausinger nous a fait savoir qu'il travaillait sur les échantillons du nouveau site de destruction d'obus découvert, en collaboration avec le BRGM, et n'a pas souhaité nous donner plus de précisions pour le moment.

Suivez Lucie Aubourg sur Twitter @LucieAbrg

Vue satellite des terrains polluées, via Google Maps.