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Crime

Une dose pour deux : l’héroïne est partout dans le port de Mombasa

Reportage dans le port de Mombasa, au Kenya, où la situation des toxicomanes empire depuis qu’ils partagent leur sang pour obtenir leur dose d’héroïne.
Photo par Ilya Gridneff

« C'est utile si tu n'as pas d'argent, » explique Cécile, tout en déroulant une feuille d'aluminium contenant deux dollars d'héroïne. La jeune kényane introduit ensuite l'héroïne dans une seringue qu'elle plante dans la veine jugulaire de sa copine Anna. Elle injecte la drogue lentement. Anna s'effondre lorsque les effets de l'héroïne commencent à se faire sentir. En utilisant la même seringue, Cécile prélève un peu du sang d'Anna, et se l'injecte dans le bras.

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Communément appelée « blood flashing » ou « flashblood », cette méthode de recyclage de l'héroïne est l'une des conséquences de l'épidémie d'héroïne qui menace actuellement Mombasa, la deuxième plus grande ville du Kenya et le principal port de l'Afrique orientale. En six ans, la ville est devenue un véritable carrefour international du trafic d'héroïne, et la police de Mombasa met la main sur environ 40 tonnes d'héroïne par an.

Alors que les conflits régionaux et les autorités locales ont rendu plus difficile l'acheminement de la drogue par l'Asie Centrale et l'Europe du Sud-Est, une nouvelle voie s'est ouverte qui joint le sud de l'Afghanistan à l'Afrique de l'Est, en passant par l'Océan Indien. Baptisée "Smack Track," cette nouvelle route connaît un succès sans précédent.

Introduite sur le continent africain par le Kenya, la drogue circule ensuite à travers l'Afrique, avant de finir en Europe et sur les marchés américains.

Le blood flashing favorise la transmission du VIH

Les Forces Maritimes Combinées — une mission navale assurée par 30 navires et dont l'objectif premier est de combattre les pirates et la menace du terrorisme dans l'Océan Indien — ont déjà saisi 1,7 tonne d'héroïne depuis le début de l'année. En 2014, elles ont intercepté près de 3,4 tonnes d'héroïne.

"Ce qui est clair, c'est que le commerce croissant [de la drogue] va encourager la pratique du 'blood flashing', ce qui pourrait avoir d'importantes répercussions," explique Alan Cole, qui dirige un projet sur la criminalité transnationale organisée en Afrique Orientale pour L'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). La pratique augmente considérablement le risque de transmission du VIH et des hépatites virales, explique Cole, qui craint un problème majeur de santé publique.

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Lors d'une visite à Mombasa en Août, le président kényan, Uhuru Kenyatta, a annoncé une nouvelle campagne de lutte contre le trafic de drogue, en même temps qu'un remaniement des chefs de la police. Deux semaines auparavant, le ministère de l'Intérieur avait ordonné la destruction d'un voilier chargé d'héroïne intercepté dans l'Océan Indien. Le mois précédent, la police de Mombasa avait saisi 341 kilos d'héroïne dissimulés dans le réservoir de carburant d'un navire amarré dans le port — la plus grande saisie de l'histoire de la ville.

"Ceux qui font venir la drogue doivent savoir que nous allons détruire leurs navires, et la drogue. Nous allons faire couler leurs bateaux au fond de l'Océan," a dit Kenyatta. "Vous, les responsables politiques, vous connaissez les trafiquants de drogue. Vous devriez donc fournir ces informations à la police pour les obliger à rendre des comptes."

Les autorités locales ont pris l'appel du président au sérieux — du moins, dans leur discours — et ont annoncé un programme qui a pour but de mettre les trafiquants et les barons de la drogue derrière les barreaux. Ils ont également promis de faire disparaître les toxicomanes des rues de Majengo, l'un des quartiers pauvres de la ville.

18 000 consommateurs d'héroïne

Deux semaines après sa nomination, le chef de la police de Mombasa Francis Wanjohi a annoncé que le démantèlement des cartels serait l'objectif premier de la campagne. Sa première opération : une perquisition à bord d'un navire de fret norvégien qui a bloqué pendant plusieurs heures l'accès au port de Mombasa. Les autorités kényanes ont confirmé mardi que la police avait trouvé des armes et de la drogue à bord du navire, sans entrer dans les détails.

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"C'est long et difficile parce que c'est un commerce qui opère à plusieurs niveaux," explique Wanjohi. "Les petits acteurs ne savent pas d'où viennent les drogues."

Selon l'UNODC, plus de 18,000 personnes au Kenya injectent régulièrement de l'héroïne. La moitié de ces personnes vivent le long de la côte kényane. Mwini Abbas, une coordinatrice de programme au Reachout Center Trust — une organisation de désintoxication qui possède plusieurs centres à Mombasa et dans sa banlieue — craint que les autorités "n'agressent les consommateurs et ne pourchassent pas les barons."

Ceux qui se font arrêter sont des gens comme Anna et Cécile, qui ont commencé à fumer de l'héroïne et qui aujourd'hui, s'en injectent quotidiennement. Les toxicomanes sur la côte s'adonnent généralement à la prostitution et à la délinquance pour entretenir leur dépendance. Lorsqu'on a demandé à Anna comment elle et son amie se faisaient des sous, elle nous a répondu: "On se fait baiser."

Cécile — qui s'approvisionne en seringues à Reachout — nous a dit qu'elle n'avait pas peur de partager son sang avec Anna, parce qu'elles "se connaissent."

Le taux de prévalence du VIH au Kenya est l'un des plus élevé au monde. Selon René Berger, le chef de la mission VIH d'USAID au Kenya, la menace de la consommation d'héroïne et des pratiques comme celle du blood flashing est telle, qu'USAID a lancé un programme de traitement à la méthadone cette année.

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Arrestations et mauvaises solutions

"On sait que la consommation de drogues injectables est le moyen le plus efficace de transmettre le VIH, alors utiliser un programme de traitement à la méthadone pour réduire la consommation de drogues injectables est une excellente manière d'empêcher la transmission," explique Berger. Pour le chef de mission, le taux de chômage élevé, la prostitution et la toxicomanie à Mombasa renforcent le "sentiment de désespoir" qui est présent dans la ville portuaire.

Mwini Abbas explique que les personnes arrêtées sont fréquemment maltraitées par la police, et ne reçoivent généralement pas d'assistance médicale en attendant leur procès.

"Est-ce c'est vraiment une solution, d'arrêter tous ces gens?" demande Abbas. "La demande est là, les gens sont accros. Arrêter [les gens] ne va pas résoudre le problème."

Abdulswamad Sheriff, un parlementaire kényan qui représente le district de Mvita, à Mombasa, attribue le problème à un certain laxisme au niveau du pouvoir judiciaire.

"Les drogues détruisent nos communautés. Les tribunaux doivent protéger nos citoyens, et ce n'est pas ce qui est en train de se passer," dit-il. Pour lui, la solution est de prononcer des peines plus lourdes.

Les gros poissons

Selon un rapport du bureau des affaires internationales de stupéfiants et de répression du Département d'État américain, "Malgré les discours des dirigeants politiques kényans, il y a eu un manque d'action — dont un manque de poursuites de haut niveau et d'interdictions" au Kenya.

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"Les autorités ne saisissent qu'une infime partie des stupéfiants qui transitent par le Kenya. À cause d'un manque de volonté politique et de capacité institutionnelle, les arrestations mènent rarement à des condamnations. Lorsque les condamnations ont lieu, elles concernent généralement les petits messagers et distributeurs."

Sheriff admet que la corruption des pouvoirs publics et les pots-de-vin ne font qu'encourager le trafic de drogue.

"Mais quelqu'un doit révéler qui sont les gros poissons," dit-il. "C'est ce que tout le monde nous dit : Attrapez les gros poissons. Mais on ne sait pas qui c'est, le gros poisson."

Cole, qui travaille pour UNODC, explique que les trafiquants et les fonctionnaires du gouvernement sont souvent payés en héroïne. Ils revendent ensuite l'héroïne au sein de leurs collectivités, créant ainsi un cercle vicieux de la dépendance aux deux bouts de la chaîne. À certains endroits de la côte, la corruption est telle que les policiers offrent parfois de l'argent à leurs supérieurs pour y être mutés.

Le chef de la police de Mombasa Francis Wanjohi écarte la suggestion d'une quelconque complicité de la part des policiers.

"Les policiers ont l'habitude d'être montrés du doigt," dit-il, ajoutant qu'il ne "connaissait pas d'hommes politiques" soupçonnés d'être impliqués dans le trafic. "Il y a beaucoup de rumeurs qui circulent. On se rapproche, on fait de réels progrès."

Follow Ilya Gridneff sur Twitter: @IlyaGridneff