Si l’idée vous prend un jour de devenir photo-reporter de guerre, il est peu probable que votre conseillère d’orientation vous tende une plaquette de la marche à suivre jusqu’à votre premier reportage au Yémen. Du coup, pour arriver à vos fins, il convient en règle générale de se concocter son propre petit cursus. C’est ce qu’a décidé de faire Scott A. Laurent, un jeune Français de 25 ans, qui caresse cette aspiration depuis plusieurs années.
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Après le bac, Scott enclenche la première partie de son apprentissage. Aux Beaux-Arts de Marseille, le jeune homme apprend la photo, commence à apprivoiser l’argentique et réalise un projet sur les maisons plastiquées par le FLNC en Corse, d’où il vient. Puis, après un petit tour en Amérique du Sud, il tente le grand écart et s’engage dans l’Armée de terre, en octobre 2017. « Je voulais me faire de l’expérience sur des zones compliquées, et prendre des photos », rembobine Scott. Il suit alors les traces de son père, retraité de la Légion et persuadé que son fils n’est pas fait pour l’armée. « Ce passage dans l’armée, je le voyais comme une formation, pour apprendre les rouages de l’armée, appréhender les zones de conflits, ou encore suivre les formations de secours que les journalistes de guerre reçoivent aussi, mais en bien plus poussées. »
Ne souhaitant pas faire de vieux os chez la Grande muette, il signe pour trois ans, en tant que soldat de première classe (avant de passer caporal), tout en bas de l’échelle, en expliquant bien pourquoi il est là. « Ça ne dérangeait personne que je prenne des photos, on me disait “Tant que tu fais ton job, pas de souci.“ » Il s’accommode doucement de l’autorité militaire, qui tranche vivement avec l’ambiance légèrement plus permissive des Beaux-Arts. À Grenoble, où il est basé avec les chasseurs-alpins, il s’aperçoit que les soldats ne fuient pas son objectif. « Les soldats aiment bien prendre des photos, et en avoir d’eux, ça fait des souvenirs. Si on envoie 30 potes en vacances au Brésil et 30 soldats au Niger, je pense que les deux groupes vont revenir avec sensiblement le même nombre de photos. »
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Dans le même temps, pendant les « amphis » (comme on appelle la formation théorique), les officiers de communication et de sécurité rabâchent sans cesse aux soldats qu’il ne faut pas prendre de photos, que c’est interdit, qu’il ne faut pas les publier pour des questions de sécurité. Or dans la pratique, chaque soldat a un appareil dans la poche avec leurs portables, d’autres ramènent des GoPro en OPEX (opérations extérieures) ou de petits appareils photos numériques.
« L’armée s’arrache un peu les cheveux sur l’utilisation des réseaux sociaux par les soldats. Il y a plein de mecs qui font des selfies en mission, d’autres qui font des TikTok ou postent sur leur compte Insta. Donc moi, quand je suis parti avec Barkhane, j’ai pris tout mon matos, mes supérieurs étaient au courant et OK avec ça. »
Dans la chaleur suffocante de la bande sahélienne, les pellicules filent au frigo et les appareils argentiques souffrent un peu quand la température affiche plus de 50°C dans l’habitacle des blindés. Au Tchad, la première base dans laquelle il est envoyée est gigantesque. « C’était tout confort : la clim, des bungalows en dur, la télé, Internet et des frigos donc, » remet le jeune soldat. « Mais l’ambiance était un peu particulière, il y avait beaucoup d’officiers très regardants sur la tenue, le salut, et les trucs du genre. Tout ce qu’on déteste et on essaye d’éviter à l’armée quand on est subordonné. »
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Au Niger, où il continue sa mission, l’ambiance est différente. « On était bien plus proches des groupes terroristes et postés dans un tout petit fort, qui ne faisait même pas la taille d’un terrain de foot. On était en quasi-autonomie sur la base, c’était assez rustique. »
Mais un point commun émerge vite entre les deux postes : l’attente. Alors que dans les journaux ou les services de presse militaires, les soldats en action viennent souvent noircir les pages, une composante essentielle de la vie d’un militaire en mission repose pourtant dans le fait d’attendre. Attendre que quelque chose se passe, parfois en vain. « Tu connais Le Désert des Tartares ? Et bien voilà, c’est ça que je voulais montrer dans mes photos », résume Scott.
Pour occuper les journées, les soldats prennent la garde, font du sport, s’adonnent aux « travaux d’intérêt général » (comprendre, nettoyer les chiottes, les douches, sortir les poubelles), filent un coup de main au cuisto… « Puis il y a les rotations pour l’aéroport, où on va chercher des coubayas, de grandes glacières qui contiennent les vivres. » Si l’attente est longue sur le camp, les occupations ne manquent pas.
L’attente se double d’une tension latente, presque imperceptible, qui vient ressurgir quand il faut sortir du camp. Les yeux rivés sur le sol, à la recherche d’un possible IED et l’estomac un peu noué, le danger est à la fois nulle part et partout. « Ce sentiment de danger, on ne l’oublie pas, puisqu’à chaque fois qu’on sort, on s’équipe comme si on partait à la guerre, prêts au pire. Mais il s’estompe à mesure que le retour en France approche. » Quand la tension monte, l’appareil s’efface alors derrière la mission.
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« Quand je me suis engagé, j’étais très focus sur mes photos, le reste du boulot je m’en tapais un peu, » se rappelle Scott. « Mais très vite, les missions deviennent prenantes et passent avant les photos. Puisque si je merde, c’est vite dangereux pour mes camarades. » Camarades avec qui il ne s’attendait pas forcément à s’entendre, mais la culture de cohésion propre à l’armée finit apparemment par fonctionner.
Reste qu’au fil des mois, cette vie de soldat embrassée à rebours finit immanquablement par peser. « C’est un peu triste à dire, mais je sens que je ne suis plus vraiment la même personne qu’avant l’armée. Quand j’étais aux Beaux-Arts, on pouvait dire de moi que j’étais un garçon assez sensible. Je le suis toujours par rapport au militaire moyen, mais cette sensibilité j’ai dû la cacher, l’enfouir. Donc sans faire de psychanalyse, se cacher comme ça pendant trois ans, ça modifie le comportement. » Le manque de créativité pèse aussi, comme le rapport humain avec certains chefs « humainement terribles ».
Depuis ce début octobre, le contrat de Scott avec l’armée a pris fin. En trois ans des centaines de clichés saisis entre Grenoble, le Sahel et les missions Sentinelle se sont accumulés et donnent à voir l’intime, l’ennui et l’attente de la vie de soldat. « J’aime les photographes qui passent du temps avec ceux qu’ils photographient, » pose le jeune homme, avant d’embrayer sur Don McCullin et ses mois passés au Vietnam ou Tim Hetherington et sa série Infidel obtenue après une an-née aux côtés de soldats américains dans un fort afghan.
En attendant que la situation sanitaire permette de s’envoler vers les zones accidentées du globe et ainsi mettre à profit son drôle de cursus, Scott va temporiser et s’atteler à la confection d’un livre de photos, témoignage photographique de son ex-vie de soldat.VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.