Illustration : Dola Sun
Illustration : Dola Sun

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Crime

J’ai vraiment touché le fond lorsque j’ai poignardé des mecs en prison

Je ne suis plus humain. Je suis ce que la prison a fait de moi.

Il est 15 h 30. Des murmures et des regards menaçants envahissent la cour de la prison. Nous sommes en plein mois de juillet et il fait plus chaud que d'habitude dans le Michigan.

Des rassemblements de détenus commencent à se former : huit autour des barres de traction, quatre sur le terrain de basket, neuf près des téléphones. L'air est à peine respirable à cause de toute la tension qui s'est accumulée depuis qu'un acte irrespectueux – la destruction d'un signe de gang – est survenu plus tôt à la cantine.

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Tout le monde ici a sa propre histoire. Nous sommes depuis longtemps conditionnés par la vie dans la rue, les bousculades, les bagarres ; biberonnés aux guerres pénitentiaires, au temps passé au trou à soulever des poids et faire mille pompes par jour. Institutionnalisés.

Mais quand je regarde mes amis, je vois de la peur, de la confusion. Des expressions que j’ai trop souvent vues en regardant mon propre reflet dans le miroir, essayant de me souvenir de qui j’étais et d’où je venais. Je sais que j’ai connu autre chose avant ça : une famille, une autre vie. Mais le fait de ressasser tout cela pour essayer de reconstruire mon innocence et ma fragilité me ferait trop mal – et les souvenirs de mes origines ne devraient pas me faire mal.

Soudain, mon groupe de détenus s’attroupe d’un côté de la cour.

Sans même réfléchir, je traverse la cour et plante un couteau de fortune dans la mâchoire, le cou et la poitrine d'un combattant ; puis un autre. Je sens le métal rouillé pénétrer sa chair à chacun de mes mouvements.

Des agents munis de talkies-walkies se positionnent rapidement pour reprendre le contrôle de la cour. Un bidon de gaz rebondit sur le terrain de basket, crachant de la fumée blanche et épaisse. Suivi d'un autre, jusqu'à ce que la cour soit embuée de gaz lacrymogène. « Allez sur le putain de terrain ! » Les détenus se dispersent, toussent du sang – mais je suis incapable de m'arrêter une fois que j'ai commencé.

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Mes yeux et mon visage me brûlent tandis que je rôde dans la fumée à la recherche de quelqu’un avec qui me battre. Du sang est collé sur mes phalanges.

Je ne réfléchis pas. Je ne suis plus humain. Je suis ce que la prison a fait de moi. « Mets-toi à terre ! », crie l'officier en braquant son taser sur moi. Je n’obtempère pas. Je continue d’avancer lentement, je déambule, enjambant les détenus vaincus. « Ne bouge pas ! », hurle un autre officier, avant de se mettre en position de tir.

Puis, d'un mouvement rapide, mon corps se raidit et je percute le sol, les volts rebondissant violemment à l'intérieur de moi, jusqu'à ce que tout devienne noir.


Étourdi et désemparé, je me réveille dans une cellule individuelle avec un morceau de papier jaune posé sur ma poitrine. Je suis nu, et mon corps, tout à coup, est froid et douloureux.

Une combinaison bleue traîne sur le tapis vert ; la cellule ne semble pas avoir été nettoyée depuis le dernier occupant.

J’enfile la combinaison lentement et commence à lire ce qu'il y a d’écrit sur le papier : « Ce prisonnier est ingérable. Perte de tous ses privilèges. Pas de télévision, de livres, de draps, pas de produits d'hygiène. Surveillance 24h/24. » C'est samedi. Je ne pourrai pas me rendre à l'administration avant lundi.

Mon histoire a commencé tôt et a atteint son point culminant au moment où mon fils s’apprêtait à entrer dans ce monde. Il pesait 3,17 kg et je savais alors que je devais faire tout ce qui était nécessaire pour prendre soin de ma famille.

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Je me suis sacrifié pour subvenir à leurs besoins – comprenez gagner de l'argent – mais je me suis perdu en chemin. La mère de mon bébé et moi nous disputions sans arrêt du fait que je traînais dans la rue. Selon elle, je m’investissais trop dans quelque chose qui aspirait toute l'humanité que j’avais en moi et qui m’éloignait de ma famille.

J’étais plus ou moins d’accord. Je savais que dès le moment où je m’étais ouvert à un mode de vie violent, j’avais pris le risque que cette violence pénètre mon cœur.

De retour dans ma cellule, au milieu des battles de rap, des jeux de questions-réponses et des désaccords au sujet de l'affiliation à un gang de Cardi B, j'apprends que quelques personnes sont mortes plus tôt dans la mêlée. « Ce négro s’est déchaîné sur eux », déclare un détenu. « Ils l’ont mobilisé avec un – euh, euh… Putain ! »

« Un taser, espèce d’idiot », répond un autre détenu.

« Ouais, ouais. Je sais, poursuit l’autre. Ils l’ont tasé trois fois mais il ne voulait toujours pas rester en place ! »

Les détenus se moquent de l'usage de la force par les agents. « Vous savez bien qu'ils vont l’accuser de meurtre… Ouaip. Et de ce qu'un autre crétin a fait. »

« Qu’est-ce qu’il a fait ? », demande un autre détenu.

« Il a détruit un signe de gang, de ses propres mains. »

Mon estomac se noue. Je pense aux charges dont l’établissement va m’accuser. Que diable ai-je fait ? Si c'est vrai, ce que disent les détenus, alors je ne peux pas revenir en arrière.

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Un peu plus tard, j'apprends que personne n'est mort dans la bagarre ce jour-là. Mais même quand je pensais que c’était le cas, je n’éprouvais pas beaucoup de remords. La mort est trop commune en prison pour que je ressente quoi que ce soit à ce sujet.


C'est dimanche matin et l'officier décide de m'apporter un tiers de mes biens : des photos, des produits d'hygiène et des draps. Je lave immédiatement ma cellule. Puis je me lave moi. Je passe ma main sur de vieilles cicatrices et sursaute en voyant de nouvelles cicatrices sur mon abdomen et ma poitrine ; la chair brûlée est caoutchouteuse, comme si elle ne faisait plus partie de moi, comme si elle n’était même pas réelle.

Quelle que soit la personne que je suis devenue, elle n'a rien à voir avec moi. Rien, me dis-je en me regardant dans le miroir accroché au-dessus de l'évier en acier. Rien. Je préfère toutefois ne pas me regarder trop longtemps, par peur de ce que renverra mon reflet.

L'isolement se limite à une chose. La peinture qui se décolle des murs, les planchers rayés après des années à faire les cent pas, l'odeur de la pisse et des excréments – tout est là pour vous signifier que votre âme est piégée.

10 heures. L’heure de l’appel, j’entends.

Les lumières automatiques clignotent. Dès que l'officier atteint les marches, le jeune dans la cellule à côté de la mienne commence à taper sur la porte en acier.


La nuit est tombée et j’arpente ma cellule, éveillé. Je n'ai pas vu ma famille ni mes amis depuis dix ans ; je n’ai pas parlé avec eux depuis six ans. Il se pourrait que mon fils termine ici, perdu, en prison, poussé à bout par la même violence.

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Mon cœur se serre. Le système carcéral a faim de l'âme de mon enfant. Que puis-je faire pour l’arrêter ? Puis-je l’arrêter ? Je dois rejeter toute émotion – je ne peux pas être humain. Mais qu'en est-il de mon fils ?

Mon voisin frappe à nouveau sur le mur, mais cette fois, il me demande si je bosse sur du rap. « En quelque sorte », je lui réponds.

Il s'appelle Marcus, me dit-il. Il veut être rappeur et sa sœur pense qu'il est aussi bon que Gucci Mane.

Je l'écoute déblatérer sur ses problèmes familiaux.

La mère de son enfant sort désormais avec un de ses amis ; sa famille ne le soutient ni mentalement ni financièrement, alors même qu’il n’arrête pas de se faire agresser par des gangs.

Le calme s’installe entre nous, mais dehors, l’unité est bruyante, comme à son habitude.

Puis, à voix basse, Marcus m’apprend que demain matin, il rentre à la maison.

À la maison.

Demain matin première heure, Marcus sera libre. Je suis content pour lui.


Dans la nuit, je l'entends se préparer, lutter avec ses bagages, qui sont trop lourds peut-être, mais pourquoi tant ? Est-ce le bruit d'un drap de lit qui se resserre ?

Non !

On dirait que son corps se heurte violemment contre le mur, je perçois un léger changement de direction – il est trop tard. Je crie. Pourquoi a-t-il choisi ça ?

Est-il là, suspendu ?

Trente minutes après, l'unité est remplie d'officiers et d'infirmières, comme c'était le cas après ma bagarre. Les fonctionnaires veulent savoir, encore une fois, ce qui s'est passé. Mais les détenus ne peuvent pas l'expliquer, cette violence, de sorte qu'ils ne prêtent aucune attention aux demandes des fonctionnaires, ni au jeune garçon, Marcus.

Demetrius Buckley, 32 ans, est incarcéré dans l'établissement correctionnel de St. Louis, dans le Michigan, où il purge une peine de 18 à 30 ans pour homicide involontaire et deux ans pour port d’armes.

Dans une déclaration envoyée par mail, un porte-parole du Département des services correctionnels du Michigan (DOC) a confirmé que l'auteur avait été impliqué dans une bagarre en juillet 2014 au sein de l'établissement correctionnel de Baraga qui répond largement à la description livrée dans cet essai. Cependant, le département n'a reçu aucun rapport de coups de couteau survenus au cours de l'altercation, et le porte-parole a déclaré qu'aucun suicide n’était survenu à cette époque au sein de l'établissement.