En tant que fille qui a grandi en jouant au golf, j’ai toujours imaginé qu’être celle qui vend de la bière en voiturette serait un emploi d’été idéal. Ça me paraissait être une job de fille cool : se promener dans une voiturette remplie d’alcool, recevoir des pourboires de gens riches et porter une jupe-short. Mes parents me disaient souvent que je serais parfaite pour cette job-là, et je sentais qu’ils avaient raison. En plus, j’avais déjà un petit arsenal de jupes-shorts.
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J’ai travaillé pendant quatre étés en tant que « la fille qui vend de la bière en voiturette ». Et comme vous avez sans doute pu le deviner d’après le titre de cet article, ça ne s’est pas avéré être l’utopie verdoyante que j’espérais. En toute justice et par souci de transparence, je dois préciser que les clients n’étaient pas tous des gros porcs en polo. Avec beaucoup de soleil, une poignée de types sympas et l’occasion d’écrire de la mauvaise poésie dans mes temps morts, ça n’était pas une si mauvaise façon de faire de l’argent pour payer mes études.Mais quand on a affaire à un sport qui est encore fermement ancré dans une culture de prestige du mâle blanc et qui ne permet que depuis tout récemment à ses membres féminins d’accéder aux terrains internationaux les plus prestigieux (bienvenue en 2018, Royal Aberdeen!), on peut s’attendre à voir un bon nombre de douchebags en pantalons kaki crier « Elle est où, la petite? » lorsqu’ils veulent épancher leur soif. À quoi bon payer 120 $ pour déambuler sur le gazon pendant quatre heures si on ne peut même pas profiter des « avantages » qu’offre ce sport, soit de se faire servir de la lager générique par une femme de 50 ans plus jeune que soi?On sait tous que les terrains de golf sont un terreau fertile pour le machisme, ce que le système de pourboire ne fait qu’exacerber. Mais après avoir été la fille en voiturette de bière pendant quatre ans, je sens qu’il en va de mon devoir de citoyenne de relater certaines de mes rencontres les plus étranges et problématiques, si ce n’est pour montrer aux golfeurs comment ils pourraient améliorer leur sport. Parce qu’on est en 2018, et que des commentaires comme « T’es bonne à marier » et « Je vais te donner un p’tit deux de plus parce que t’es tellement cute avec ton chapeau » ne sont plus considérés comme des compliments. L’ont-ils déjà été de toute façon?
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Ne plus sentir la misogynie
Le photographe
Environ une semaine plus tard, ma boss a demandé à me voir dans son bureau pour me remettre une enveloppe que quelqu’un avait laissée à mon nom. C’était une grande enveloppe jaune qui m’a tout de suite rendue mal à l’aise. Comme je venais de terminer ma journée, j’ai pris l’enveloppe et ai été l’ouvrir dans ma voiture. J’avais un pressentiment que son contenu serait NSFW.« Super, super », disait-il en prenant les photos. J’ai essayé de ne pas penser à ce qu’il ferait avec les photos.
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Il l’était effectivement, mais pour des raisons plus gênantes qu’obscènes. À l’intérieur de l’enveloppe se trouvait une immense photo hors foyer de mon visage, tellement rognée qu’on ne voyait même pas mon cou. La photo avait été retouchée avec un épatant manque de talent et de goût : mes yeux avaient été pâlis dans une teinte que je qualifierais d’émeraude néon, tandis qu’un grand papillon mauve voltigeait près de mon menton. S’agissait-il d’une étrange déclaration d’amour, ou d’une tentative de me révéler mon authentique beauté? En tous les cas, l’auteur de ce portrait de mon visage plus grand que nature orné d’un insecte n’a pas réussi à gagner mon affection.Je ne l’ai jamais revu, sauf dans des rêveries cauchemardesques où je l’imaginais, dos voûté devant un écran d’ordinateur, baignant dans la lumière bleue, son curseur se déplaçant au-dessus du papillon pour le positionner à côté de mon visage. « Un peu plus à droite… Non, c’est trop… Essayons ici… Ah, voilà! »Il y avait malgré tout un commis de boutique qui était beau comme un dieu, et que je surnommerai « Lunettes fumées », parce que c’est le surnom que je lui avais astucieusement donné dans ma tête avant de connaître son vrai nom puisque je l’avais rarement vu yeux nus. C’était un homme à la fois mystérieux et conscient du danger que représentent les rayons ultraviolets, et cette combinaison de mystère et de souci de santé au soleil m’avait, pour une raison que j’ignore, enivrée de désir.Lunettes fumées et moi avons donc vécu un petit flirt plutôt terne pendant un certain temps, et un des membres du club – appelons-le Rick par souci d’exactitude – avait apparemment eu vent de notre amour naissant et voulait nous aider à passer à l’étape suivante. Par un mardi soir chaud (la journée des hommes, rien de bon ne pouvait arriver), Rick m’a donc informée que Lunettes fumées travaillait seul dans la boutique et qu’il serait très impoli de ma part de ne pas lui rendre visite. « OK, Rick, je ne sais pas ce que tu penses qui va arriver si je vais voir Lunettes fumées pendant qu’il est seul dans la boutique, mais étant donné que notre conversation la plus substantielle à ce jour a tourné autour du rabais employé que je pourrais obtenir en achetant un t-shirt Nike Dri-FIT à mon père, il est peu probable que je vais finir la soirée à polir des bâtons dans l’atelier. »
Le cupidon
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J’ai roulé les yeux et j’ai demandé à Rick d’arrêter de passer des commentaires sur ma potentielle histoire avec Lunettes fumées (ça n’était pas la première fois qu’il tentait d’aviver la flamme), mais un « non » n’était pas une réponse valable pour lui.Après mon quart de travail, Rick est venu vers ma voiturette, s’est stationné près de la boutique et m’a dit que Lunettes fumées voulait avoir mon numéro de téléphone. J’ignorais si Rick était sérieux ou non, mais soudainement, Lunettes fumées a jailli de la boutique, les yeux nus luisants de confusion tandis que Rick me braquait au visage un stylo et un papier, prêt à recueillir mes coordonnées de la manière la plus efficace que sa génération connaissait. Prise de panique, j’ai gribouillé mon numéro et ai regardé Rick le livrer en mains propres à Lunettes fumées, qui a baragouiné quelques mots confus avant de se retirer dans la boutique.Le résultat de cet échange a consisté en quelques textos hésitants suivis de quelques messages Facebook approximatifs. Puis, Lunettes fumées m’a dit « tu est jolie » au lieu de « tu es jolie », et le charme était rompu. (Je rigole. En fait, j’étais prête à ignorer les fautes d’orthographe si ça me permettait d’avoir un rendez-vous avec cet adonis polisseur de balles. Mais je ne pense pas qu’il s’intéressait vraiment à moi.)Celui-là était réellement un détective privé, mais il avait aussi un intérêt un peu louche pour mon poids, et pour savoir si j’en avais perdu ou non.« As-tu perdu du poids? » me demandait-il. « Tu devrais faire attention », grondait-il d’un œil torve.
Le détective privé
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Puis, dix secondes plus tard : « Ou ça se peut-tu que t’aies pris du poids? » demandait-il en réévaluant mon physique. « Je n’arrive pas à dire. »Il poussait ce genre de commentaire presque chaque fois que je le voyais. J’aimerais dire que j’étais le genre de fille qui ignorait ce type de remarques en roulant les yeux et en continuant de travailler sans me laisser affecter, ou qui s’opposait à ses commentaires en lui expliquant qu’ils n’étaient pas bienvenus dans l’espoir d’éviter des interactions ultérieures. Mais en réalité, j’ai plutôt encline à rester silencieuse et à considérer la possibilité que tout le monde sur le terrain de golf jugeait mon apparence physique. Pas que j’étais particulièrement anxieuse ou soucieuse de mon apparence, mais parce que j’étais humaine, et que c’est parfois comme ça qu’on réfléchit malgré nous.À sa décharge, peut-être que tous les détectives privés croient que tout est digne d’une enquête, y compris le physique d’autrui?Je n’ai pas grand-chose à dire à propos des femmes au terrain de golf, sans doute parce que relativement parlant, elles étaient peu nombreuses. On avait une journée des femmes, mais elle n’était jamais très payante. Certes, il y avait bon nombre de petites bourges de 65 ans qui ne portaient que du pastel, mais elles n’étaient pas toutes comme ça. Il y avait aussi des femmes formidables.Ce qui me dérangeait toutefois, c’était l’absence d’interactions significatives avec les quelques femmes que je voyais chaque jour. Les hommes voulaient sincèrement me parler et me voir, et bien que certains d’entre eux étaient des jambons abrutis, il serait excessif de dire que chaque fois qu’ils m’envoyaient la main ou me disaient bonjour, c’était en lien avec mon physique. Mais quand je considère la manière qu’avaient les femmes de me répondre (des « Non merci » secs, de maigres pourboires et une absence de reconnaissance générale), je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi il y avait un si grand écart de gentillesse. J’en ai des crampes au cerveau à y penser. Ces femmes me détestaient-elles ou me blâmaient-elles pour une quelconque raison? Est-ce possible qu’en portant une jupe-short et du rouge à lèvres, et qu’en offrant un service tout sourire depuis ma voiturette de bière à rayures multicolores, je répondais à un fantasme masculin et me trouvait ainsi complice dans un cycle d’oppression et d’inégalités de genres auxquelles elles avaient fait face toute leur vie? C’est tout à fait possible. Mais peut-être étaient-elles tout simplement méchantes.
Les madames du midi
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