Eric Andre, stand up, USA
© Danny Cohen
Culture

Eric Andre réinvente l’humour scato-bro comme personne depuis 2012

À l’occasion de la sortie conjointe du stand-up « Legalize Everything » et du film « Bad Trip », penchons-nous donc sur ce qui fait le sel de l’humour si étrange et régressif du comédien le plus taré d’Amérique.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

En général, on se souvient assez précisément du moment où l’on se retrouve nez à nez avec « l’univers » d’Eric Andre. En ce qui me concerne, je me rappelle de la fois où, vers la fin de l’année 2014, je suis tombé un peu par hasard sur une vidéo Youtube de Mac DeMarco qui se faisait attaquer à coups de bâtons par une bande de Japonais dégénérés sur un plateau télé de fortune, pour finir par se faire fourrer le visage dans l’anus d’un assistant nu et ligoté qui visiblement n’avait rien demandé, le tout sous le regard concupiscent du host de l’émission. Je découvrais alors que ce dernier s’appelait Eric Andre, et l’émission en question The Eric Andre Show.

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L’humour sur la corde raide

Pur produit de l’esprit Adult Swim (pensez « esprit Canal », mais en drôle), dont il représente à la fois la synthèse parfaite et la phase terminale, ce vrai-faux talk-show s’est rendu célèbre pour sa capacité à être précisément l’inverse d’un talk-show : au lieu de cirer cérémonieusement les pompes de ses invités en plein exercice promotionnel, son créateur Eric Andre s’emploie à les mettre le plus mal à l’aise possible, à coups de blagues scatophiles / happenings inopinés / questions extrêmement embarrassantes sur, au choix, leur enfance, leur vie sexuelle ou leurs opinions politiques imaginaires – quand il ne fait pas semblant de dégueuler sur son bureau pour lécher le prétendu vomi ensuite.

Le tout est entrecoupé de caméras cachées dans lesquelles le présentateur déambule dans les rues de New York en réinventant totalement cet exercice éculé, en faisant par exemple semblant d’avoir un os qui sort de sa jambe, tout en quémandant l’air hagard aux passants du sponsoring pour Sprite. Le générique est à l’avenant : à chaque épisode, Eric Andre se jette sur un décor différent, le met en pièces, hurle comme un possédé et se balance sur l’orchestre musical, le tout pour finir par présenter l’émission absolument essoufflé, accompagné de son fidèle co-host, l’impassible et dépité Hannibal Buress – excellent comédien par ailleurs aperçu dans la série Broad City.

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Il y a deux manières de réagir à ce genre de spectacle : soit on trouve ça génial du premier coup, soit pitoyable - et là ça devient plus difficile de raccrocher les wagons. Faisant plutôt partie de la première catégorie, je me suis plongé dans les saisons de ce sommet d’absurdité et de violence gratuite où on se rend rapidement compte que tout ne tient que sur le montage, chaque émission durant une dizaine de minutes - mais le ressenti est environ le double tellement toute l’action est intense, ramassée, épuisante physiquement. Avec tout ça, on aurait pu penser que le show ne dépasserait pas le seul cercle d’initiés : au contraire, son succès ne cesse étonnamment de grandir depuis sa création en 2012.

Il faut dire que depuis, Eric Andre a diversifié ses activités, a sorti un album, multiplié les seconds rôles (jusqu’à apparaître dans le remake en prises de vues réelles du Roi Lion, dans lequel il prêtait sa voix à une hyène), mais également des interviews tout à fait délirantes, qu’on peut sans sourciller rattacher à son « œuvre » qui apparait de plus en plus avec les années comme parfaitement cohérente. Une œuvre dont le talent si particulier réside dans le fait de savoir si bien installer le malaise (mais surtout de le faire durer), des soupçons de violence, voire même, comme Eric Andre le dit lui-même dans un portrait récent du New York Times, distiller un sens du danger à la fois imperceptible et bienveillant. Une esthétique, si l’on peut dire, qui s’exprime désormais dans deux nouveaux projets aussi ambitieux que différents pour lui : le spectacle de stand up Legalize Everything, disponible sur Netflix depuis le 18 juin, mais également Bad Trip, film également acquis par Netflix, et dont la date de sortie n’est pour l’instant pas encore arrêtée.

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Mais maintenant qu’il est installé, et qu’il vit désormais dans un pays où Trump est président et qu’un rappeur bipolaire se présente également au même poste, est-ce qu’on a encore besoin d’Eric Andre ? Surtout, qu’est-ce qui fait de lui que son humour peut encore être considéré comme quelque chose d’important ?

Un enfant et un psychopathe à la fois

Il y a deux écueils lorsqu’on essaie d’analyser ce qui fait le sel de son humour si régressif et étrange : celui de ne considérer son auteur que comme un ado attardé, une sorte de Jackass updaté pour les millenials - ce qu’il n’est pas, ou pas complètement. Mais si l’on veut absolument jouer au petit jeu de la comparaison stérile, alors Eric Andre serait plus proche d’un Sacha Baron Cohen (en moins ouvertement politique, en partie parce que, selon Andre lui-même, le fait d’être Noir en Amérique ne lui permet pas d’atteindre les mêmes niveaux de délire que son comparse britannique) que d’un Johnny Knoxville – Andre est bien plus subrepticement inquiétant.

Le second piège, c’est d’y voir un nihiliste complet, un GG Allin du temps présent, un extrémiste de la performance artistique limite suicidaire. À lire et entendre les analyses de certains (surtout les cinglés sur Youtube), on n’est pas loin d’un revival situationniste voire de l’actionnisme viennois. Calmons-nous deux secondes, et tant mieux : si Eric Andre n’est ni Raoul Vaneigem ni Günter Brus, c’est aussi parce qu’il y a une forme de naïveté bienvenue dans ce qu’il fait. Il parait bien plus enfantin et puéril dans son humour que la somme de ses influences plus ou moins avouées, de Tom Green en passant par Jiminy Glick et les comparaisons suscitées. Et s’il faut mettre le doigt sur le pourquoi du comment d’un tel déchainement de violence et de mauvais esprit dans tout ce qu’il entreprend, on peut l’expliquer (en partie) en se penchant sur son histoire personnelle.

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Fils d’un père haïtien et d’une mère juive ashkénaze (il répète régulièrement qu’il est « bluish », pour « black » et « jewish »), Eric Andre a d’abord été, comme pas mal de ses congénères, un musicien raté, étudiant pourtant dans un premier temps à la prestigieuse Berklee School of Music, pour finalement abandonner car il n’y avait aucun débouché. S’engageant sur la voie du stand up, ce fut également dans un premier temps un échec, période de vaches maigres pendant laquelle il a notamment enfilé le costume de mascotte d’une équipe de football américain. Fan de punk, mais également au fait de tout un tas de musiques différentes, son disque sorti l’année dernière sous le nom de Blarf, comme souvent sous des dehors de grand n’importe quoi, signalait tout de même un talent certain pour la manipulation de l’échantillonnage musical et des polyrythmes superposés– qualité que l’on retrouve également dans l’editing au cordeau de son propre humour.

Un mec au fond plus gentil qu’il n’y parait, et qui semble avoir pris la voie de la comédie nihiliste car il n’avait pas d’autre option devant lui – un peu comme les types de It’s Always Sunny In Philadephia il y a maintenant une petite décennie de ça. C’est sans doute ce qui fait de lui un type aussi attachant qu’inquiétant, et qui fait tout l’intérêt double de son esthétique, une psychopathie doublée d’un humour très puéril, qui n’aime rien tant que de casser ses propres jouets, loin de l’humour bête pipi-caca-bro elle est où ma caisse.

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Deux niveaux de « lecture »

Aujourd’hui, alors que sortent conjointement deux de ses projets les plus ambitieux, le stand up Legalize Everything et le film Bad Trip (produit par Jeff Tremaine, le co-créateur de Jackass, pour la petite anecdote), on comprend qu’ils existent en partie parce que le fait d’arme principal de leur auteur soit, fatalement, appelé à s’essouffler. On voyait déjà poindre une forme de lassitude sur la saison 4 de The Eric Andre Show, où tout ne semblait viser que la surenchère d’effets déjà éculés, mais également sur ses incursions à Paris (même s’il est toujours marrant de voir une créature comme lui s’immiscer dans un espace qui n’est pas le sien comme Château-Rouge), ou encore sur son spin off « politique » avec son alter ego Kraft Punk. Et même si sa façon de teaser la saison 5 à venir de son émission est très excitante (« ça va être comme si Liberace avait baisé un plateau de télé japonais, ce sera la saison décadente ultime »), tout ça sent, sinon le sapin, tout du moins la fin de cycle.

Heureusement, les deux incursions que sont Bad Trip et Legalize Everything, l'un dans la fiction, l'autre dans la représentation comique pure, permettent d'y voir possiblement un peu plus clair pour la suite. Déjà, on découvre sans grande surprise, que la forme du stand up, dans Legalize Everything, ne sied pas tout à fait à l’humour si visuel, et qui repose autant sur le montage, d’Eric Andre. Exit la forme cartoonesque, le côté Bugs Bunny sous crack qui étirerait encore plus à l’envi ses velléités de psychédélisme poilant. Deuxièmement, et ce sera peut-être encore moins un secret pour personne, on découvre ce sui se cache sous le capot d’Eric Andre, l’ingrédient qui lui permet de confectionner ses tours de passe-passe : la drogue. Pendant une heure, il nous raconte en long, en large et en travers ses expériences diverses et variées avec les drogues de synthèse, ce qui donne lieu à au moins un ou deux moments particulièrement savoureux.

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Un show étrangement traversé de saillies politiques qui n’apparaissent pas si absurdes en ces temps dominés, comme on l’a dit plus haut, par une absurdité généralisée dans le domaine. Car c’est l’effet Eric Andre : quand il apparaît dans le cadre, ce sont les autres qui deviennent bizarres. Exemple le plus marquant : ce moment où il s’était incrusté lors de la convention nationale républicaine en 2016 au meeting du conspirationniste Alex Jones, et où il lui avait demandé, tel un enfant de 4 ans : « Pourquoi quand je fais pipi c’est jaune ? » devant une foule mi-circonspecte, mi-belliciste. À ce moment-là Eric Andre apparaît comme le révélateur d’un environnement qui débloque complètement. Et se trouve être plus sain d'esprit que ses interlocuteurs dérangés mentalement en comparaison.

Ce qu’arrive sans doute mieux à retranscrire son film, Bad Trip, série de canulars en grandeur nature dont on se demande si la moitié s'est passée pour de vrai. Peu importe, car à ce moment-là, on saisit la singularité qu'il y a à voir l’irruption d’un corps étranger dans un environnement qui ne lui est pas hospitalier, ce qui est sans doute une des clés pour en saisir toute la subtilité. Blague géniale : débarqué à un dîner très collet monté déguisé en femme blanche, Eric Andre bouscule à peu près la moitié de l'assistance, à moitié paniqué, pour demander « si Dow Jones est bien arrivé à la fête ».

Soyons clairs, le film, comme le stand-up qui le précède, ne sont pas nécessairement ce qu'a produit Eric Andre de meilleur dans sa carrière. Mais l’important, c’est qu’ils cimentent tous les deux une forme d'humour difficilement classifiable aujourd'hui, et qu'on n'aura pas peur de qualifier de relativement inédit. Dans ce qu'ils disent inconsciemment de la violence et de l'absurdité de l'environnement autour duquel ils ont été produits. Voire même, si on cligne des yeux de ce qu'il a pu inspirer directement ou indirectement comme nouvelle génération de comiques qui n'ont pas peur d'instiller la gêne quand ils passent. Ce que GQ a qualifié de nouvelle génération de comiques férus « d’humour bien noir, bien glauque, ou carrément absurde ». Tout ce qu’est Eric Andre en somme.

Le stand-up Legalize Everything est disponible sur Netflix depuis le 18 juin.
Le film Bad Trip sera disponible sur Netflix prochainement.

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