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Illustration : Jorm Sangsorn via AdobeStock
Société

De la douleur de donner naissance à un bébé mort-né

« Je veux dire son nom. Je veux dire à qui il ressemblait. Je veux montrer des photos de son petit visage. Il a existé. »
Rv
Ghent, BE

L'accouchement est et restera un acte dangereux. Même s'il est en général pratiqué dans un cadre médicalisé, ce moment si particulier donne souvent l'impression aux personnes qui l’ont vécu d'être sous le joug d'une entité supérieure. Cette vulnérabilité m'a en fait submergée, alors que je poussais, espérant une bonne issue pour moi et mon enfant. Dieu merci, cette issue est arrivée, mais ce sentiment de vulnérabilité est resté ancré en moi. « Les mères sont des faiseuses de mort », écrit Samantha Hunt dans sa nouvelle A Love Story. Et c'est vrai. Un nouveau-né hérite de la vie mais aussi de sa finalité ; la mort reste, après tout, la seule certitude. Elle est une menace toujours présente.

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Tout ça m'a fait réfléchir : comment vit-on un accouchement dont l'issue sera, par définition, fatale – alors que la graine a déjà germé ? J'ai parlé à deux mamans d’enfants mort-né·es. Comment s'est déroulé leur accouchement ? Comment vivent-elles la maternité ? Personne ne vit plus cette vulnérabilité qu'une mère qui a perdu son enfant avant même d’avoir pu lui dire quoi que ce soit.

Éviter la césarienne

En 2020, 494 bébés sont morts-nés dans notre pays. On parle uniquement de grossesses qui ont duré au moins 22 semaines. La douleur après la perte d'un enfant ne peut quant à elle être quantifiée. « Je vois des femmes qui pleurent une grossesse qui n'a jamais eu lieu – elles entreprennent des procédures de fécondation in vitro sans jamais concevoir – et des mères d'un enfant né à terme mais mort-né, me confie Mireille Hardy, sage-femme et conseillère en matière de deuil. Quoi qu'il en soit, la perte d’un enfant est toujours un moment douloureux. »

Pour éviter le risque d'autres pertes à l'avenir, l'idéal est que l'enfant vienne tout de même au monde par voie basse. « L'impact sur le corps est plus important lors d'une césarienne, explique Mireille. Il n'est pas conseillé d’en subir plus de trois ou quatre dans une vie. L'accouchement par voie basse a aussi des vertus thérapeutiques. Ça marque la fin de la grossesse. Quelque chose se termine. C’est un processus qui prend beaucoup de temps et on ne peut rien faire d'autre pendant ce moment. » D'une certaine manière, ça facilite le processus de deuil. L'accouchement par voie basse demande du temps, de l'engagement, de rester immobile, de résister à la douleur, de l'acceptation, du lâcher-prise. Une césarienne, en revanche, peut parfois prendre la forme de quelque chose d’un peu surréaliste pour les futures mères. 

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Il n'existe pas de directives officielles sur la façon dont une sage-femme accueille une mortinaissance. « J'essaie de comprendre ce que veulent les parents, remet Mireille. Pour certain·es, il est important de les féliciter, pour la reconnaissance, et pour d'autres, c'est trop dur. Si je sais vraiment pas comment faire, j'essaie de poser la question. On veille aussi à ce que les chambres soient un peu plus sobres. On retire les photos de bébés des murs, par exemple. On crée une atmosphère sereine. » 

« C’est mon tour d’y passer ? »

Iris avait 25 ans lorsqu'elle a donné naissance à son fils Joah. Alors qu’elle était au milieu de sa grossesse, elle a commencé à ressentir de fortes crampes qui ont duré toute la nuit. Le lendemain matin, une sage-femme est passée. Les crampes s'avéraient être des contractions. Iris était sur le point d'accoucher, et elle a été transportée d'urgence en ambulance à l'hôpital. « Je croulais sous le travail quand on m'a expliqué que j'allais bientôt accoucher, raconte Iris. C'est une grosse gifle. Tu réalises que tu vas perdre ton enfant, que tu dois accoucher, mais tu sais pas comment. T’es absolument pas préparée. »

Les soignant·es se sont succédé·es dans la salle d'accouchement. « Y’avait beaucoup de stress, se souvient-elle. Je lisais une énorme panique sur le visage des médecins. » Iris pouvait accoucher à tout moment, mais Joah était en position transverse, ce qui venait compliquer l’accouchement par voie basse. « On me faisait tout un tas de trucs : échographies, insertion d'un cathéter, des poussées sur mon ventre pour essayer de retourner le bébé… Pendant ce temps, je perdais beaucoup de sang. À un moment donné, le médecin m'a clairement dit : "Je ne sais plus rien faire". C'était horrible. J'ai eu peur pour ma propre vie. Sur le moment j'ai pensé : est-ce que c’est mon tour d’y passer aussi ? J'ai paniqué. C’était tellement angoissant. »

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Il était également trop tard pour la péridurale. Iris a dû se passer d'anesthésie. « La douleur était si intense. C’est possible d’y faire face quand tu sais qu'après ça, t’auras ton enfant. Mais quand tu sais que ton enfant va mourir, tu le fais pour rien. Il faut aussi savoir qu'à mi-parcours de la grossesse, le ventre n'est pas encore très épais. Je voyais donc très bien tout ce qui se passait. En même temps, une force primitive, de survie, t’envahit : voilà la situation, je dois accoucher. Et puis c'est ce que tu finis par faire. » Joah est venu au monde en position transverse. Le corps d'un bébé n'étant pas fait pour ça, son épaule s'est disloquée pendant l'accouchement, mais il a survécu. Pendant un certain temps. Après quelques minutes, sur ce qui aurait dû être le ventre chaud et sûr de sa mère, il est mort.

« J’ai aussi le droit d’être mère. »

« Quelques heures après l'accouchement, je choisissais un cercueil. » Les cartes de naissance sont immédiatement devenues des cartes d'adieu. Une biopsie a été pratiquée sur Joah pour déterminer ce qui n'allait pas, mais il n'y a jamais eu de réponse définitive aux causes du décès. « Bien sûr, on commence à chercher une explication. C’est ma faute ? J’ai fait quelque chose de mal ? Très vite, je me suis rendu compte que personne n'aurait pu empêcher ça. »

Iris est cependant fière d’être mère. « Dès que j'ai accouché, je suis devenue mère. Ces sentiments maternels ne disparaissent pas. C'est vraiment quelque chose dont on parle peu. » Les gens qui ont le courage d'aborder le sujet parlent surtout de « faire face » et de « donner une place ». Le deuil fait l'objet de beaucoup d'attention. « C'est sympa, mais je veux aussi que les gens me posent des questions sur lui. Je veux dire son nom. Je veux dire à qui il ressemblait. Je veux montrer des photos de son petit visage. Il a existé. » C'est pour cette raison qu'Iris a créé une page Instagram sur laquelle elle partage des photos de Joah. « Chaque jour, je vois des dizaines de photos d’enfants d’ami·es. Alors pourquoi j’aurais pas moi aussi le droit de montrer mon enfant ? Parce que c'est “effrayant” ? J'ai aussi le droit d'être mère. »

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Cette perte la travaille quotidiennement. « Mon cœur est vide et il le restera pour toujours. On ne peut pas digérer quelque chose comme ça. Y’a une vie avant et une vie après. C'est comme ça. » Iris se remémore le moment où, dans le lit de la maternité, elle a brièvement senti la menace de la mort planer sur elle. « Je me disais toujours : si mon enfant meurt, c'en est assez pour moi aussi. Laissez-moi mourir dans ce lit. Mais c’est quand la panique s’était emparée de moi, que j'ai soudain ressenti une telle envie de vivre. Je repense parfois à ce sentiment. La vie est trop belle pour y renoncer. »

Les mains vides

Bowie a donné naissance à sa fille Fran en 2021. Elle était âgée de 22 semaines. « Quand j'étais enceinte de quatre mois, j'ai senti que quelque chose ne tournait pas rond », me dit-elle. Lors d'une consultation de routine, la gynéco remarque la présence de liquide dans les poumons du bébé. Ce phénomène n'est pas anormal, mais doit être surveillé de près. Bowie et son compagnon ont donc été dirigé·es vers un hôpital universitaire. 

« Y’avait des chances pour que tout se passe bien, mais semaine après semaine, on voyait de plus en plus de liquide, poursuit-elle. J'ai très vite senti que ça allait se terminer de façon désastreuse. » Les médecins ont fait leur possible. Une amniocentèse a été pratiquée pour vérifier si le bébé présentait d'autres complications – ce qui ne s'est pas avéré être le cas – puis le liquide a été extrait de ses poumons. « Vers la 20ème ou 21ème semaine, on s’est rendu compte que le volume de liquide augmentait très rapidement et en très grande quantité. Fran a commencé à souffrir. Elle sentait comme si elle avait peu d'espace autour d’elle. Ses poumons ne se développaient plus. On a alors demandé une interruption de grossesse. » 

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À l'époque, Bowie était enceinte de cinq mois et demi environ. Lorsqu'une femme déclare vouloir interrompre sa grossesse pour des raisons médicales, un comité d'éthique doit examiner le cas et donner son accord ou non. Et ce comité d'éthique peut refuser. « Ça n'arrive que très rarement, mais j'ai déjà eu des patientes pour lesquelles le comité d'éthique avait donné un avis négatif, explique Mireille Hardy. Cet avis est contraignant. Dans ce cas, la seule solution c’est de chercher un autre hôpital. »

« Ça me réconforte de savoir qu'elle est morte dans un endroit sûr pour elle. »

« C'est bizarre, remet Bowie. Des pédagogues, des pédiatres, des gynécologues et des chirurgien·nes que vous ne connaissez pas ont la lourde tache de consentir à votre avortement… » Les discussions n’ont pas duré très longtemps : le vendredi, Bowie et son petit ami ont indiqué leur souhait, et le lundi, la commission s'est réunie. « On était dans l'incertitude depuis un mois et demi à ce moment-là. Et puis d’un coup, vous baissez les bras. » Instinctivement, Bowie s'est protégée de sa fille. « Ça peut paraître dur, mais j'ai accordé de moins en moins d'attention à mon ventre. J'ai pris mes distances parce que je savais qu'aucun bébé vivant ne sortirait de cette situation. Tu te protèges comme tu peux d’une telle perte. »

Le feu vert pour l'avortement a été donné. Il a été suivi d'une semaine supplémentaire de « temps de réflexion » obligatoire. Le jour où l'accouchement devait avoir lieu, il s'est avéré que Fran avait déjà perdu la vie. « Elle était déjà morte dans mon ventre depuis une semaine. C'est une prise de conscience étrange. D'une certaine manière, ça me réconforte de savoir qu'elle est morte dans un endroit sûr pour elle. D'un autre côté, je suis déçue par mon corps. Il ne m'a pas signalé que mon bébé était mort. Le fait qu'elle soit déjà morte m'a donné l'impression que la nature était d'accord avec notre décision. »

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52 heures de travail et de survie

L’accouchement forcé a duré 52 heures. « Après environ 10 heures de contractions, on m'a administré une péridurale, mais quand j'ai finalement dû pousser, l'anesthésie s'était dissipée, se souvient Bowie. C'était très douloureux, épuisant et effrayant. » Elle s'est également sentie énormément prise au dépourvu. « Tout le monde s’active autour de toi. À un moment donné, y’avait huit baxters suspendus à mon corps. Et puis il faut pousser, mais on sait pas trop comment. Normalement, c'est la sage-femme qui t’explique tout ça quand ton enfant nait à terme. Là, je savais rien faire. »

Fran est née dans le silence le plus complet. « On n'a pas dit grand-chose. La sage-femme nous a demandé si on voulait la voir, mais c’était trop pour nous à ce moment-là – on voulait se souvenir d'elle à notre façon, et puis on était franchement épuisé·es. » Bowie pensait que la lutte était terminée, mais le placenta, qui sort généralement 15 minutes après le bébé, n’a pas pu sortir. Cette situation est très dangereuse, car un placenta qui ne suit pas entraîne une perte de sang excessive. Ça augmente aussi le risque d'infection et d'inflammation. Près de deux heures après l'accouchement, le placenta n’était toujours pas sorti et la panique s'est emparée de la salle d'accouchement. « C'était le chaos. On m'a emmenée d'urgence dans une salle d'opération. On m'a donné peu d'explications. Notre fille était morte. Mon copain est resté là, dans la salle d'accouchement vide et couverte de sang. »

Bowie a ensuite été emmenée à la maternité. Le lendemain matin, elle était prête à rencontrer sa fille. Elle a pu voir Fran dans un cercueil, enveloppée dans une couverture du Berrefonds, une ASBL qui soutient les familles après la perte d'un bébé. « J'ai été stupéfaite de voir à quel point elle était belle. Elle ressemblait exactement à mon partenaire. C'est qu'à ce moment-là que j'ai compris que j'étais devenue maman. On l’a gardée avec nous pendant un moment et on lui a donné beaucoup d'amour. »

Le fait qu'elle ait perdu son enfant, ça, elle ne l'a compris que plus tard. « Dire au revoir dans l'utérus, en soi, ça n’arrive jamais. Même si tu sais que l’enfant est en train de mourir ou va mourir, c’est impossible de saisir cette réalité. Tout se passe à l’intérieur. On passe en mode survie. Ce n'est que maintenant que je réalise pleinement ce qui s'est passé. Ce qui est fou, c'est qu’on devient soudainement une mère sans enfant. On a cet instinct maternel, mais un ventre et des mains vides. »

Aujourd'hui, Bowie est mère de deux enfants, puisqu'elle a aussi donné naissance à un fils, qui a quatre mois aujourd’hui et qui est en bonne santé. « On parle très souvent de Fran, conclut Bowie. Elle fait partie de notre famille. Je dirai toujours à mon fils qu'il a une sœur. »

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